Depuis que je pilote ce blog, il y a une notion sur laquelle j’achoppe régulièrement. C’est celle de désertification. Tapez sur Google, et vous obtenez en une fraction de seconde plus de 2,8 millions de références. Il y a une convention des nations unies de lutte contre la désertification en vigueur depuis 1996, une journée mondiale de la désertification le 17 juin de chaque année, mais pas de journée mondiale des déserts. Bref, j’avais envie de creuser un peu plus le sujet, et j’ai découvert les travaux d’Aude Nuscia Taïbi, géographe, enseignante-chercheuse à l’université d’Angers. Je l’ai contactée et elle a accepté de répondre à mes questions.
Q : Comment en êtes-vous venue à vous interroger sur les déserts et la désertification ?
Ayant grandi en Algérie, j’ai toujours été sensible au désert, à sa beauté minérale, mais aussi aux gens qui l’habitent. J’ai été heurtée par la notion de désertification, qui implique, dès le début, que le désert ne serait pas un milieu à part entière, mais la forme dégradée d’un autre milieu. Cela m’a intriguée, j’ai voulu comprendre comment on en était arrivé à cette conception que le désert serait en quelque sorte, le négatif des forêts. Pourquoi présente-t’on le désert comme un espace à reverdir ? Pourquoi et comment les milieux à végétation dense sont-ils devenus la norme à laquelle confronter tous les autres milieux ?
J’ai commencé à me plonger dans les archives, et j’y ai découvert André Aubréville, un personnage-clé de cette histoire. C’est lui qui popularise la notion de désertification dans un ouvrage de 1949 qui fait date et l’installe dans le paysage. La notion a été inventée par des forestiers, des ingénieurs formés à l’école des Eaux et Forêts créée à Nancy en 1824, et qui prend comme référence toutes les forêts de cette région de l’est. Pour ces forestiers, même la forêt méditerranéenne est une forêt dégénérée ! Ailleurs en France, toujours obnubilés par cette représentation, ils analysent la forêt pyrénéenne comme dévastée par les éleveurs et les pasteurs « ennemis des arbres »… En bref, partout où ils essaiment, les forestiers français plaquent la référence de la forêt lorraine.
Avec la parution de l’ouvrage d’Aubréville sur la désertification, vient l’idée que le désert avance, et qu’il faut lutter contre cette tendance. Nommé inspecteur général des eaux et forêts de l’Afrique Occidentale Française, pendant tout le reste de sa carrière, il n’aura de cesse de retrouver des traces des reliques de forêts dans la zone sahélienne. Il présente la savane comme une dégradation des formations préexistantes, mais il n’y a pas eu de forêt au sens où il l’entendait depuis plusieurs milliers d’années ! S’il y a extension du désert, c’est à une échelle géologique, à l’échelle des millénaires. Dans des périodes récentes il est beaucoup plus compliqué de prouver que le désert avance.
Q : Comment expliquez-vous que cette notion ait eu autant de succès ?
Il faut replacer Aubréville dans une époque, qui est celle de la colonisation, et même s’il était un scientifique de bonne foi, en tant que forestier des colonies, il devait servir des intérêts politiques. Ses travaux étaient inclus dans un plus vaste projet de justification de la domination coloniale. Le discours sur la désertification servait à disqualifier la gestion des espaces communs par les indigènes. En suggérant qu’ils géraient mal les terres, on pouvait fonder une politique d’expropriation des tribus ou des communautés qui occupaient ces territoires, en domanialiser une grande partie et installer une agriculture et des pratiques « rationnelles » pour faire « fructifier » les terres en question.
Q : Et pourtant le terme de désertification a continué à être utilisé après la décolonisation ?
Oui, il a été approprié par le champ du développement, puis dans le cadre des réflexions sur les changements climatiques.
Q : Votre discours n’est-il pas contradictoire avec les rapports de l’IPCC ou les travaux de l’UNCCD qui donnent le ton en termes de désertification ?
C’est une question sur laquelle je travaille depuis une trentaine d’années, et mes interrogations ont évolué avec le temps. J’ai commencé par étudier la dégradation des sols dans le nord de l’Algérie, puis on m’a proposé d’étudier, pour ma thèse, la désertification dans le piémont sud de l’Atlas saharien algérien. Y avait-il une problématique de désertification, et, si oui, quels étaient les conséquences et les solutions etc. et puis est arrivée la guerre civile, je ne pouvais plus me rendre sur place, pour effectuer du terrain. J’ai commencé à étudier les images satellitaires des années 1970-1980-1990 et les comparer avec les photos aériennes des années 1940-1950 conservées dans les archives sur les décennies . Et je me suis aperçue qu’il y avait un problème. Le suivi diachronique indiquait certes un recul des couvertures végétales dans les années 1970, mais pour la plupart, celles-ci reverdissaient dans les années 1980-1990.
J’ai poursuivi avec une étude du même type sur les dynamiques d’évolution des paysages au vingtième siècle au Mali, dans le pays Dogon, près de Bandiagara. Là encore, les conclusions de mes travaux montrent qu’on ne peut pas parler de désertification, il y a même un accroissement des couverts ligneux, spécifiquement des arbustes, entre les années 1950 et les années 2010. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de dégradation des conditions de vie des populations sur ces territoires. Le problème, c’est lorsqu’on utilise le mot désertification à toutes les sauces, pour qualifier les changements qui s’opèrent.
Si l’on observe les changements sur la région de la plaine de Séno, cette région du Mali, entre la décennie 1950 et aujourd’hui, rien n’est pareil, les paysages ont profondément changé, les grands arbres ont disparu. Mais ces transformations ne peuvent pas être qualifiées de désertification. La disparition des grands arbres aujourd’hui est révélatrice du passage d’un système agroforestier à un autre. C’est un choix des habitants qui ont éliminé les grands arbres dont les espèces n’ont plus d’utilité pour eux, et ont laissé poussé (en les sélectionnant dans les champs) de nouvelles espèces qui leur rendent d’autres services, et qui étaient en 2010 au stade d’arbustes. C’est processus sont la résultante des transformations sociales et économiques.
Q : Pourquoi, selon vous, est-il important de regarder les déserts avec un filtre différent que celui du narratif de la désertification ? Qu’est-ce que cela va permettre ?
Si je questionne le postulat de la désertification, c’est qu’avec des postulats erronés, on trouve rarement de bonnes solutions. Comme je vous l’ai dit, si le but est de retrouver les forêts d’il y a 4000 ou 5000 ans, on peut penser que la solution est de replanter des arbres, comme le proposent plein d’ONG bien intentionnées. Mais les arbres ne se mangent pas. Si on crée des forêts, on ne crée pas d’agriculture. C’est intéressant en termes de biodiversité, mais pas forcément pour les familles vivant autour. Je rappelle que le grand barrage vert, qui raisonne selon la même logique, lancé en Algérie a été une catastrophe.
Pensé pour bloquer l’avancée du Sahara vers le nord, il n’arrêtait rien puisque les vents dominants dans cette
région sont du nord vers le sud. Les processus de dégradation observés dans les régions des hautes plaines au nord du Sahara ont d’autres causes que la « remontée » du Sahara.
Le désert n’avance pas, il n’y a pas de justification scientifique à cela. En revanche, s’il y a dégradation des agro-systèmes, il faut comprendre pourquoi sans y attacher cette étiquette fourre-tout de la désertification, pour proposer un remède qui ait des chances d’être efficace.
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