Décroissance locale et croissance globale? La difficile équation de l’aviation pour limiter ses émissions de gaz à effet de serre.

par | Mai 25, 2023 | Développement durable, Innovation, Interview, Transport | 0 commentaires

Nous inaugurons aujourd’hui la série des interviews sur les pistes d’adaptation au réchauffement climatique. Dans cette série, l’idée est de comprendre les points de vue des parties prenantes, leur logique interne, la façon dont celle-ci peut s’articuler avec des stratégies de réduction indispensable des émissions de gaz à effet de serre au niveau national et international. Pour cette première, Bertrand de Lacombe, directeur des affaires européennes et internationales à la DGAC, a accepté de répondre à nos questions.

RLDH : Bonjour Bertrand de Lacombe, pour situer un peu notre discussion, pourriez-vous dans un premier temps nous présenter le rôle de la DGAC (Direction générale de l’aviation civile) : quelles sont les missions de cette agence gouvernementale ?

BL : La DGAC a pour mission de réglementer le transport aérien dans toutes ses composantes. Le ciel est un espace de souveraineté pour tous les pays du monde, et il est partout placé sous une autorité gouvernementale. Ce qui varie, selon les pays, c’est l’étendue des missions qui sont confiées à cette autorité. En France la DGAC assume un triple rôle de régulation, de contrôle de la sécurité, et de prestataire de services de navigation aérienne. C’est ainsi la DGAC qui opère le contrôle aérien dans les espaces aériens de notre pays, service donc assuré par des fonctionnaires. C’est une des rares autorités au monde qui joue ce rôle très complet, tout comme la FAA américaine par exemple. Le Royaume Uni, en revanche, a choisi de séparer ces trois rôles.

La France est un des grands pays d’aviation au monde, par son histoire – doit-on rappeler que les débuts de l’aviation se sont faits simultanément aux Etats-Unis et en France- par cette organisation intégrée et dont la compétence est reconnue, et par son industrie, composée d’une myriade d’entreprises, de toutes tailles. Même les avions chinois volent avec des moteurs Safran ! La France abrite également une tradition de pilotage importante. La moitié des pilotes privés en Europe sont immatriculés en France.

L’aviation étant par essence internationale, très vite, elle a vu naître des organismes internationaux pour l’organiser, réguler son activité. La CINA (commission internationale de navigation aérienne) est créée en 1919 à Paris. Et pour lui succéder, avant même la fin de la seconde guerre mondiale, en 1944, la convention de Chicago crée l’OACI, devenue ensuite agence onusienne en charge de la coordination et de la normalisation de l’aviation civile internationale, dont le siège est à Montréal.

Dans le cadre des activités de la DGAC, comment est abordée la problématique du dérèglement climatique ?

Sur le sujet de l’environnement, l’aviation civile émet autour de 3% des émissions mondiales de CO2. Il y a un certain consensus pour reconnaître que 3%, dans l’absolu, c’est assez peu, mais que pour autant, on ne peut ignorer le sujet car, depuis plusieurs décennies, le trafic croît de façon continue de 4 à 5% par an, sauf quelques accidents, et double donc, au niveau mondial, tous les quinze à vingt ans.  Et on ne voit pas cette croissance s’arrêter. Aujourd’hui on est arrivés à la fin de la période de baisse d’activité liée au covid, notamment avec la réouverture de la Chine en début d’année. On a presque totalement retrouvé le niveau d’activité de l’année 2019, et il n’y a aucune raison d’anticiper une baisse pour les années à venir. L’Arabie Saoudite, l’Inde, la Chine, pour ne citer que ces pays, ont de grandes ambitions et continuent à construire des aéroports. Si on ne fait rien, la pollution engendrée par le trafic aérien va augmenter dans les mêmes proportions.

RLDH : Est-ce que la perspective +2/+4 degrés est abordée, dans la façon d’envisager les impacts du réchauffement climatique pour l’aviation civile ?

BL : Dans les négociations internationales, on ne fait pas de distinction entre des scénarii à plus 2 ou 4 degrés. Notre objectif c’est la décarbonation de l’aviation : atteindre zéro émission nette de carbone en 2050.

A l’échelle européenne, parmi les règlementations adoptées ou en discussion pour tenir les objectifs du « Green deal », plusieurs textes concernent l’aviation. Parmi les mesures récemment adoptées ou en bonne voie de l’être, on peut citer le texte sur la suppression des quotas gratuits dont pouvaient bénéficier les compagnies aériennes dans le cadre de l’ETS, le système de marché de droits à polluer mis en place en 2005. Une partie de leurs activités en était jusqu’alors exonérées. Un deuxième texte, « refuel EU aviation » est en phase de finalisation. Ce texte prévoit d’augmenter progressivement la part des carburants durables (SAF : sustainable aviation fuel) incorporée dans le kérosène. Cela va renchérir le coût de l’aviation car ces carburants sont, selon leur origine, 4 à 5 fois plus chers que le kérosène. Surtout, maintenant qu’il va y avoir l’assurance de l’existence d’un marché, cela devrait stimuler la filière de production, celle-ci étant actuellement nettement insuffisante.

Un autre texte a été adopté, qui va conduire à l’électrification des manœuvres au sol, pour toute la phase préparatoire des vols. Cela permettrait de diminuer l’empreinte carbone.

Une dernière proposition de la Commission, qui vise à réviser  la directive sur la taxation de l’énergie, préconise de taxer le kérosène à l’intérieur de l’UE, alors qu’il est aujourd’hui exempté à l’échelle internationale. Mais ce n’est pas encore finalisé. Tout cela constitue un ensemble de mesures européennes très complètes.

Au niveau mondial, en octobre 2022, l’Assemblée de l’OACI (193 pays) a adopté un « objectif de long terme » consistant à avoir une aviation civile neutre en carbone en 2050. La décision politique a été actée, nous devons maintenant prendre les mesures concrètes pour atteindre cet objectif. L’OACI a défini un  « panier de mesures » qui concerne tous les domaines de l’aviation : carburants, moteurs, aéronefs, manœuvres au sol, procédures de navigation aérienne. Dans ce dernier domaine, Airbus a par exemple commencé à tester le vol en formation, pour économiser de l’énergie (comme le font les oiseaux migrateurs). Ce qui est essentiel, c’est que désormais, il y a une réelle prise de conscience par l’industrie et les Etats (en particulier européens) du fait que l’aviation doit absolument se décarboner.

Mais tout le monde n’a pas forcément le même niveau d’ambition. Les pays producteurs de pétrole sont plus circonspects. Les pays-continents ont besoin de l’aviation pour se désenclaver rapidement. Par exemple, vu les coûts et les délais de construction, un pays comme l’Inde ne peut pas raisonnablement ambitionner de se doter à court terme d’un réseau de TGV à l’échelle du pays. Et ne serait-ce qu’en Europe, on n’a pas forcément tous la même appréciation de ce qu’il faut faire. Si des Etats comme la France, l’Allemagne, le Danemark, le Benelux, où le transport aérien est déjà très développé, ont des vues assez similaires sur la nécessité de devoir désormais maîtriser sa croissance, des pays à la périphérie de l’Europe, notamment les pays d’Europe centrale et orientale comptent beaucoup sur l’aviation pour continuer à se développer, notamment avec le trafic de compagnies « low cost », qui leur permet d’exploiter leur potentiel touristique.

Certains veulent croire que le trafic aérien pourrait diminuer à l’avenir, du fait par exemple de mesures telles que l’interdiction votée en France de liaison aérienne s’il y a une alternative ferroviaire satisfaisante en moins de 02h30. Je ne crois pas du tout à une telle décroissance, au moins à court et moyen termes, à l’échelle mondiale (le trafic français par rapport au trafic mondial est négligeable). La croissance du secteur me paraît inévitable et cela ne fait que conforter l’exigence de décarbonation. .

RLDH : En conclusion, que pensez-vous de la mesure prônée par certains experts d’instaurer des quotas de vols aériens long-courrier par personne ?

C’est une question qui dépasse la DGAC car c’est un sujet de libertés individuelles, qui concerne tous les citoyens, qui pourrait d’ailleurs être posée dans de multiples domaines, et qui ne doit pas occulter le fait que l’aviation joue un rôle essentiel dans nos économies, pour faciliter les échanges internationaux, pour permettre aux jeunes d’étudier à l’étranger, etc. Ce qui me paraît certain, c’est que compte tenu des débats vécus au niveau international, une telle mesure n’aurait actuellement aucune chance d’être adoptée par un grand nombre de pays et dès lors, n’aurait pas d’effet statistique considérable si elle était prise par tel ou tel pays. Cela nous renvoie donc chacun à nos responsabilités dans nos choix de déplacements comme pour l’ensemble de notre mode de vie (alimentation, habillement, équipement, utilisation de nos appareils électroniques, etc).

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