Du nanard de science-fiction, à l’expérimentation sur les effets du réchauffement climatique, l’Odyssée de Biosphère 2, une édifiante histoire américaine

par | Juil 24, 2023 | Développement durable, Espace, Histoire, Innovation, Science | 0 commentaires

Il y a presque vingt ans commençait, près de Tucson, Arizona, dans le désert du Sonora, l’histoire d’une tentative scientifique hors normes. Tour à tour « témoin de l’hubris humain », « escroquerie scientifique », « parc d’attraction futuriste », on a beaucoup annoncé la mort de Biosphère 2, «mélange volatil d’idéalisme New Age et de sophistication gestionnaire » selon le Los Angeles Times. Censé préfigurer les aventures des futurs humains à la conquête de Mars, annoncé mort à plusieurs reprises, le projet a connaît sa énième métamorphose.

A l’origine, dans les années 1970, il y a l’initiative de deux hommes. John P. Allen, un excentrique accueillant toutes sortes d’originaux à Synergia son ranch futuriste au Nouveau Mexique, et d’un milliardaire texan, Edward Bass, passé par Synergia. Selon le L. A . Times, l’idée de Biosphère 2 a germé dans les délires d’une bande d’habitués de Synergia, des idéalistes qui voulaient à la fois sauver la planète, et préparer la colonisation de planètes extérieures au cas où cela tournerait mal.

Ecologistes, fans de science-fiction et passionnés de conquête spatiale, Bass et Allen croient dans l’épopée martienne et la possibilité de créer sur la planète rouge des colonies terriennes, comme dans les romans d’Asimov. Bass investit au départ 30 millions pour un coût total d’environ 150 millions de dollars, pour créer un prototype de ce que pourrait être une unité de vie humaine sur Mars, compromis entre un terrarium géant, et un vaisseau de Star Trek, une bulle de verre scellée dans le désert du Sonora avant la mise en œuvre sur la planète rouge.

Le terrarium, couvrant 1,3 hectares, comporte plusieurs biomes reproduisant in vitro des écosystèmes comme la forêt tropicale, le désert, la savane, la mangrove et l’océan. L’ensemble abrite environ 3800 espèces végétales et animales, en plus des humains…  Biosphère 2 était calibré pour pouvoir permettre de fournir oxygène, nourriture, etc. aux équipiers. L’air et l’eau sont recyclés à l’intérieur de Biosphère 2. Huit volontaires, les « bionautes » sont triés sur le volet, testés sur leur capacité à rester enfermés deux ans en autosubsistance. C’est une mission paritaire, rassemblant quatre femmes et quatre hommes d’âges et de disciplines variées. Il y a des scientifiques spécialistes de la physique, comme des techniciens, le sens de l’initiative et la capacité à exécuter toutes sortes de tâches étaient cruciaux. La photo de l’équipage, en uniformes à la Star Trek, béni par un chef indien à coiffe de plumes avant son entrée dans Biosphère 2, pour y être scellé pendant deux ans, a fait le tour du monde.

L’équipage avait participé à la construction de Biosphère, pour connaître intimement celle que le physicien Roy L Walford, l’un des bionautes surnomme : « la neuvième personne de l’équipage ». La construction fut très médiatisée. Le design en avait été confiée à des pointures de l’architecture internationale. Dès le départ, le projet fut critiqué pour sons curieux mélange entre buts scientifiques : tester la capacité d’un équipage de vivre en autarcie pendant une longue période dans un univers scellé, et les impératifs de rentabilité, avec une partie touristique autour de Biosphère 2, un mini parc d’attraction scientifique pour les curieux prêts à débourser 25 dollars pour découvrir le concept.

La première mission de Biosphère 2, qui devait durer deux ans, de septembre 1991 à 1993, fut considérée comme un échec. L’ambition d’autosuffisance alimentaire de l’équipage dut être oubliée devant l’incapacité à satisfaire les besoins alimentaires minimum des bionautes. Certaines plantations périclitèrent, d’autres proliférèrent, l’objectif de fournir une ration minimale à l’équipage fut réduite par les mauvaises récoltes et les attaques d’insectes ravageurs. Au lieu de rations de 2500 à 2800 calories par jour, et alors que les bionautes devaient vaquer à de nombreuses tâches, les cultures locales ne permettaient que des rations de 1800 à 2100 calories par jour.

Par ailleurs, l’un des membres de l’équipage se sectionna le doigt au cours d’une des activités, et fut dirigé vers un hôpital, rompant son isolement. La quantité d’oxygène dans la serre scellée se réduisit par le fait de l’activité débordante – et non anticipée- de bactéries présentes dans le sol. L’un des membres de l’équipage, excédé finit par casser une vitre pour laisser entrer de l’air… Bref, l’objectif des deux ans en vase clos s’évapora.

Etait-ce un problème ? Si les promoteurs de l’aventure l’avaient mentionné ouvertement, probablement pas. Mais ils n’en firent rien. Lorsque le pot aux roses fut découvert, le discrédit tomba sur Biosphère 2, et l’opération fut enterrée.

Pourtant l’opération ne fut pas nulle en termes d’enseignements, si ce n’est de découvertes scientifiques. Un certain nombre d’articles prenant appui sur les expériences menées par l’équipage, dans des domaines aussi divers que la botanique, la pédologie, la médecine, ont été publiés dans des revues scientifiques. Le job de Biosphère 2 comme proxy de la vie martienne n’était pas non nul non plus. Si les promoteurs ont péché par naïveté, certaines découvertes ne pouvaient être faites qu’en essayant, empiriquement, et en échouant. Les questions soulevées par cette première expérience étaient loin d’être triviales.

En matière d’éthique de l’expérimentation, peut-on laisser poursuivre des expériences sur des sujets humains consentants lorsque ces expériences peuvent avoir des conséquences dommageables pour leur santé physique ou mentale ? Sachant que Biosphère 2 se trouvait à moins de cinquante kilomètres d’un hôpital, pouvait-on laisser sacrifier le doigt d’un des bionautes sous prétexte qu’ouvrir ne serait-ce qu’une seule fois la serre compromettrait à jamais le reste de l’expérience ? Devait-on les laisser s’affamer sous prétexte qu’ils devaient vivre en autonomie, alors qu’il était si facile de les ravitailler, en faisant une entorse au protocole ? Les mauvaises langues prétendent qu’il y avait, dès la conception, des réserves de vivres cachés en cas de famine. Ne serait-ce pas ce qu’auraient fait les concepteurs de véhicules intergalactiques, embarquer des surplus ? Lorsque les membres de l’équipage ont commencé à souffrir du manque d’oxygène, devait-on leur interdire de chercher une échappatoire à ce qui menaçait de les transformer en zombies ? La justice américaine condamna la bionaute responsable pour destruction de son outil de travail, mais peut-on vraiment la blâmer?

La première mission de Biosphère 2 fut donc considérée par les médias comme un échec et une escroquerie. Certains scientifiques moquèrent la « nature dénaturée » sous les serres futuristes de B2. Les tensions entre l’équipe de gestion, le financeur, et les scientifiques occasionnèrent des procès qui nuirent à la réputation du projet, mettant à jour les approximations, mesquineries et combines des uns et des autres.

Au début des années 2000, la reprise de l’équipement par l’université de Columbia, projetant d’en faire un laboratoire pour comprendre le changement climatique, en proposant un lieu d’expérience contrôlé sur les écosystèmes finit en eau de boudin, suscitant le désintérêt de la grande presse américaine. Biosphère 2 était désormais catégorisée dans la catégorie des nanards, des fadaises, des fantasmes absurdes de millionnaires mégalomanes. On aurait pu croire que son histoire s’arrêterait là. Que le lieu finirait comme ces villes fantômes de chercheurs d’or qui parsèment l’ouest américain, ou comme un parc d’attraction géant.

Pour sauver son projet, après le rejet de la greffe avec l’université de Columbia, Edward Bass offrit Biosphère 2 à l’université d’Arizona à Tucson, et l’une de ses fondations lui octroya une large subvention pour continuer à faire fonctionner la serre géante. L’université en a fait un lieu de formation, un laboratoire du changement climatique, de la gestion de l’eau et du développement durable.

Certains éléments de la première expérience ont été recyclés pour créer, dans le périmètre de Biosphère 2, un nouveau simulateur de la vie en dehors de l’atmosphère un space analog for the Moon and Mars (SAM) dans lequel est entré un premier équipage de quatre personnes fin mars 2023 pour une période d’une semaine. Cet espace, plus réduit que le vaisseau-mère initial, permettra de tester un certain nombre de paramètres pour les futures missions spatiales.

Mais ce n’est plus seulement l’aridité de la planète rouge que les scientifiques qui y travaillent, cherchent à apprivoiser, ce sont les effets du réchauffement climatique sur les écosystèmes terrestres, dont les divers biomes de Biosphère 2 présentent un modèle réduit intéressant. On peut faire varier, en les contrôlant, les constantes pour en observer les conséquences. Ainsi, ont eu lieu des expériences sur l’effet de l’acidification des océans sur les récifs coralliens miniatures, d’autres sur la résistance à la sécheresse et à l’élévation des températures de certaines espèces présentes. Les hypothèses qu’on ne peut tester sur terre, tellement les paramètres sont complexes, sont transposables dans les différentes serres. L’endroit sert également de terrain d’études pour étudiants scientifiques et de centre de conférences pour scientifiques.

L’histoire de Biosphère 2 reste fascinante par la multiplicité des débats qu’elle peut engendrer, et l’éclairage qu’elle apporte sur cette éternelle question de ce que c’est que faire science? Ce qu’on a reproché à Bass et Allen, c’est leur amateurisme, le mélange des genres et une démarche scientifique insuffisamment cadrée. Mais combien de Space Analog Missions ont été conçues en prenant comme référence (positive ou négative) de Biosphère 2? Combien d’expériences préparatoires aux missions spatiales ont tiré des enseignements de la calamiteuse première mission? De mes séminaires avec Bruno Latour à l’école des Mines, je garde ce souvenir que la vie scientifique consiste à pouvoir se faire surprendre par son objet d’étude. Il me semble que sur ce plan-là, la survie d’un mastodonte comme Biosphère 2, cette drôle de composition hybride, objet de rencontre de mondes qui n’étaient pas destinés à se rencontrer, est plutôt une réussite, non?

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