Entretien avec Nathanaël Wallenhorst auteur de “Qui sauvera la planète? Les technocrates, les autocrates ou les démocrates… aux éditions Actes Sud.
BR : Bonjour Nathanaël Wallenhorst, merci de vous prêter au jeu de l’interview pour RLDH. Vous venez de publier aux éditions Actes Sud l’ouvrage « Qui sauvera la planète ? les technocrates, les autocrates ou les démocrates… » pourriez-vous vous présenter rapidement ? Qui êtes-vous, d’où parlez-vous, et pourquoi cet intérêt pour le réchauffement climatique ?
NW : Initialement, je viens des sciences de l’éducation. Je suis enseignant chercheur. J’ai bifurqué en croisant le terme d’Anthropocène. Après un premier doctorat en sciences de l’éducation, j’ai découvert les savoirs des sciences du système terre, découverte forte. J’ai alors préparé un doctorat en sciences politiques et en sciences de l’environnement, sur l’articulation d’approches politiques, éducatives et environnementales. Pour ce travail, je me suis beaucoup intéressé au mode scientifique de production des connaissances. Et j’ai été marqué de constater combien le monde dans lequel on vit, proprement humain, est tributaire de la terre, enraciné dans la terre comme dimension bio-géo-physique indépassable.
J’ai compris l’ampleur de la fragilisation bio-géo-politique que nous étions en train de connaître, et la nécessité d’agir. Notre monde est condamné à très court terme si on demeure dans le même paradigme. Toute notre façon de fonctionner est à remettre en cause. Mais une partie de l’opinion est aveugle à cette réalité parce que les savoirs biogéophysiques ne sont pas au cœur de l’organisation de la cité, ni au cœur des savoirs scolaires. C’est pourquoi, depuis des années j’écris des livres pour alerter et informer. Mon objectif est de faire de la pédagogie, de faire comprendre qu’on est face à un mur que certains ne voient pas, parce qu’ils n’ont pas les éléments de savoir permettant de comprendre le fonctionnement du système propre de la terre.
Pour vous donner un exemple, j’enseigne à des premières années de licence. Après un premier cours où j’ai présenté un état des lieux du fonctionnement du système Terre avec une présentation des savoirs bioclimatiques contemporains, j’ai encouragé les étudiants à discuter sur ce que nous avions vu la semaine précédente. Et je me suis aperçu que la majorité pensait qu’en encourageant tous les pays du globe à trier et recycler leurs déchets, on aurait résolu une grande partie du problème. On n’arrive pas à penser à la hauteur des enjeux, d’une façon systémique et globale. Ils n’avaient pas compris – et je dirais même « vu » ou « senti » – que le problème majeur était celui de la consommation.
BR : Comment vous est venue l’idée de ce livre ?
NW : En prenant conscience que ce ne sont pas les savoirs qui sont au cœur de l’organisation de la vie en société, mais ce qu’on raconte. Il me fallait alors me colleter avec les récits, les analyser, les comprendre. Et ceci pour permettre à chacun ensuite d’avoir des critères de jugement des récits. Car un enjeu fondamental de ce 21ème siècle naissant est bien que nous apprenions à juger la politique – car la grande majorité des récits politiques (ce qu’on raconte) nous conduit droit dans le mur. Nous devons avoir les idées claires tant sur les savoirs bioclimatiques (en différenciant le vrai du faux) que sur les récits politiques (la physique de la Terre est insensible aux slogans de communication politique du type « Make our planet great again »).
Je n’ai rien contre la technique, mais là où on a un problème de nature criminelle, c’est quand certains donnent à croire qu’elle serait dépositrice d’une solution pour régler les problèmes systémiques et globaux. C’est incompatible avec la réalité bio-géo-physique, attestée par des dizaines de milliers d’articles congruents. Que les choses soient claires : il n’y a pas de solution – entendu ici comme « solution technique ». Donner à croire qu’il y a une solution technique, cela nous éloigne de la politique, entendue comme l’animation de l’action de concert, comme ce qui peut accompagner des ruptures radicales dans nos modes de vie pour contenir l’emballement bioclimatique. Nous avons un gros problème dans le rapport au savoir. Les savoirs bioclimatiques contemporains, s’ils arrivent par petite touche dans les programmes scolaires, ne sont pas accompagnés du paradigme qui leur donne tout leur sens : la rupture. Aujourd’hui le corpus des savoirs scolaires est organisé autour d’un paradigme linéaire, une logique de continuation, dans laquelle s’encastre très bien le mythe de la croissance, et on a du mal à envisager la rupture.
BR : Vous avez compilé une documentation impressionnante, composée d’essais d’experts plus ou moins auto-désignés, de manuels de développement personnel, de nombreux articles de journaux de magazines ou de revues scientifiques, de manuels scolaires… et avez d’articulé tous les discours qui circulent en une grille permettant de les classer. Pourquoi avoir choisi la forme des « récits », à quoi cela correspond-il ? Pourquoi des récits et pas des acteurs ?
NW : Pour moi le récit est comme une marque ou une caractéristique de quelque chose de politique. Il est associé à des imaginaires, à une forme de rapport à l’avenir qui nous prend, qui nous tient. Ces 6 récits, je suis pris dedans, quand j’allume ma télévision, que j’écoute la radio ou que je dévide mes fils sur les réseaux sociaux. On peut rencontrer sur twitter des expériences de zéro déchet, entendre quelque chose autour de la dernière allocution du président de la république qui nous dit combien il prend soin de la planète, des témoignages de citoyens chinois, etc. Tous ces récits sont présents, et nous n’avons pas toujours les clés pour démêler s’ils s’appuient sur des données scientifiques fiables, d’une part, et s’ils consolident la démocratie, d’autre part.
Par exemple, on peut entendre la demande d’une dictature verte, l’appel à l’insurrection, à la révolution, mais c’est totalement contraire à l’idée démocratique. De la même façon, le récit californien technophile ne s’encastre pas dans le réel. Notre quotidien est tissé de ces différents récits, en partie mensongers. Il était important de faire des catégories de tout ce qu’on raconte.
J’ai confronté mes six récits à deux critères : le consensus scientifique international, et la compatibilité avec la démocratie. En France le discours fragilise la démocratie en ne prenant pas en charge l’avenir du système terre qui la rend possible. Les mesures évoquées par le gouvernement ne prennent pas en compte l’emballement du système bio climatique. Leur efficience est nulle, c’est un cautère sur une jambe de bois. L’idée, en compilant ces récits, était que les éducateurs puissent s’en saisir pour apprendre à juger la politique, notamment à l’école et dans les universités.
BR : A votre sens, qu’est-ce que ce travail vous a permis de démontrer ?
NW : Il y a un (seul) des six récits à la hauteur des enjeux. Personnellement, j’aimerais qu’il y ait 3 ou 4 alternatives possibles ! Le récit que j’ai appelé alternatif est constitué d’une pluralité de visions du monde. Mais tous ses acteurs présentent une vision politique à la hauteur des enjeux. On doit transformer notre représentation de la démocratie, en la fondant sur les limites du système Terre plutôt que sur la liberté d’entreprendre. Je parle d’une contrainte fondamentale, fondée en droit. La sobriété doit s’incarner dans une politique réelle, avec des amendements constitutionnels. Il faut reprendre la préconisation de la convention citoyenne pour le climat, et inscrire la préservation des conditions bioclimatiques d’existence dans l’article 1 de la constitution.
BR : Mais pourtant il me semble qu’il y a un consensus sur les constats, que les rapports du GIEC sont largement acceptés ?
NW : Je n’identifie pas du tout l’intégration de ces éléments quand j’écoute les uns et les autres. Sur les 120 étudiants de première année dont je suis responsable, très peu sont capables d’opérer l’articulation : climat-biosphère-société. Cette ignorance est problématique. Peu de responsables politiques voient le mur vers lequel nous nous dirigeons à toute allure. Pour moi, trois critères permettent de savoir si on « voit le mur » : la déflagration existentielle que cela fait vivre, la conscience de l’ampleur de son impuissance, et l’évidence qu’il faut rompre de toute urgence avec notre modèle économique.
Aujourd’hui très rares sont les responsables politiques qui ont conscience qu’il faut diminuer le pouvoir d’achat, capter les flux financiers pour fonder des infrastructures pour permettre à chacun de vivre, se déplacer, etc. En somme qu’il faut faire émerger, rapidement, une toute autre façon d’habiter ensemble la Terre. Certaines industries devront fermer. Ce qui n’apporte rien d’essentiel et de fondamental à la vie, doit être arrêté. Aujourd’hui je ne constate pas, au sein des différents partis politiques, cette conscience que notre modèle économique nous condamne.
BR : Lorsqu’on lit votre ouvrage, il y a très clairement un seul récit qui tienne la route, comment faire pour embarquer avec vous, dans cette voie, les tenants des autres récits ?
NW : Ce en quoi je crois, c’est dans le savoir scientifique, pour avoir un juste rapport au réel. C’est l’objet de mon engagement, de communiquer les savoirs. Bien sûr c’est un travail de longue haleine, sur des années, à l’école, au sein des organisations, des ministères, etc. La première mesure politique urgente, de mon point de vue, ce serait de prendre le temps de demeurer en présence des savoirs scientifiques et de les laisser nous affecter. On peut avoir des infos, mais il faut le temps de les absorber. C’est un nécessaire point de départ. Après bien sûr, je sais bien que savoir ne suffit pas pour agir à la hauteur des enjeux – un ensemble de combats pour la justice sont alors nécessaires !
BR : Vous évoquez à un moment de votre livre le convivialisme. De quoi s’agit-il ?
NW : A un moment donné j’ai lu plein de manifestes, animalistes, écomoderniste, des économistes atterrés, de l’Anthropocène, etc. J’ai lu le manifeste convivialiste en 2013 et il m’a beaucoup plu. Il y a une prise en compte de la terre, du climat. A certains égards, c’est le plus radical que j’ai rencontré. Le manifeste convivialiste prend les choses à la racine et postule qu’il y a une rencontre et un partage des libertés possible dans un cadre. Partager les vivres, et la vie (étymologie de convivialisme), c’est une aventure existentielle, associée à des imaginaires très positifs. C’est de loin le manifeste le plus radical (du latin, radix, signifiant racine). Il propose de travailler sur les niveaux d’écarts de salaire, sur la notion de revenu universel d’existence. Il offre une tonalité intéressante.
BR : Pourquoi à votre sens la démarche des tenants de l’action individuelle ne tient-elle pas la route ?
NW : Ca a été le chapitre plus difficile à décrire. Je ne voulais surtout pas dénigrer les efforts et l’engagement des personnes qui changent leurs habitudes de consommation pour faire leur part. On a besoin que de plus en plus de personnes fassent leur part. C’est important. Mais fixer la focale sur les actions individuelles évite de prendre conscience des enjeux systémiques et sociaux.
Est-ce qu’on veut oui ou non, contenir l’emballement bioclimatique ? Si oui, il faut, entre autres choses, diviser par 5 notre empreinte carbone d’ici 2050. Si oui, alors nous devons contenir notre folie des grandeurs, notre soif de puissance, la possibilité de maximiser les intérêts individuels, etc. Positionner des limites ne va pas nous dézinguer anthropologiquement. Bien au contraire ! Cela va nous permettre de devenir davantage humains – enfin.
BR : Que faites-vous de l’argument que la population française ne représente que 1% de la population mondiale. Même si 66 millions de français devenaient vertueux, il est probable que cela ne change pas radicalement la tendance au dérèglement climatique ?
NW : Je ne le vois pas de cette façon. Si la France fait sa part, elle peut créer un effet d’entraînement. Déjà positionnons les savoirs pour avoir un juste rapport au réel.
C’est mon cheval de bataille. Positionnons les savoirs au cœur des programmes scolaires, des administrations, des comités exécutifs des entreprises. Travaillons-les, partageons sur la déflagration que cela crée en nous. Partageons notre impuissance. Alors, je le crois (et je sais bien que c’est de croyance qu’il s’agit), le miracle de l’action sera possible, pour reprendre une terminologie politique chère à Hannah Arendt.
0 commentaires