Sur la longue et morne route qui mène d’Assouan à Abou Simbel, dans un désert de pierres et de sable en tout point non remarquable, après des milliers de mirages distordant le ruban d’asphalte, une vision vient égayer l’esprit du voyageur ennuyé, celle de quelques cités nouvelles flambant neuves, dont les couleurs ocres et la rotondité des toitures se fondent bien avec le désert, dont l’uniformité sent le grand projet. Cà et là des bras d’irrigation abandonnés sur le sable, ou tournant en pulvérisant de l’eau au-dessus de cercles végétaux d’un vert appétissant. Renseignement pris, il s’agit des prémices de Toshka, projet pharaonique, régulièrement ressuscité, rêvé par Nasser, mis en place puis abandonné sous Moubarak, qui connaît aujourd’hui de nouveau les faveurs du général-président Sisi, pour nourrir et occuper une population égyptienne toujours plus à l’étroit sur la bande réduite de la vallée du Nil.
Dès la complétion du barrage d’Assouan, et la création du lac Nasser, retenant les eaux du fleuve en amont, la perspective de construire une nouvelle vallée fertile pour y loger 20% de la population et nourrir des millions d’égyptiens est envisagée. Mais il faut attendre la fin de la présidence d’Hosni Moubarak en 1997, pour lancer réellement le chantier. L’objectif affiché est de gagner 200 000 hectares à cultiver sur le désert, d’y construire des villes nouvelles avec hôpitaux publics et écoles, pour y loger une jeunesse égyptienne destinée sinon à rejoindre des cohortes de chômeurs et vivoter.
En 2005, en amont du barrage d’Assouan, la station de pompage Moubarak est inaugurée. Elle permet de prélever l’eau du lac Nasser pour l’envoyer, via le canal Sheikh Zayed vers la dépression de Toshka et d’irriguer, sur son chemin, des terres agricoles, cultivant des arachides, du blé, des raisins, des haricots.
Sur la surface totale annoncée au départ, seule une partie infime est aujourd’hui effectivement cultivée (entre 5% et 10% selon les sources, les statistiques officielles publiques sont inexistantes), et pour des cultures particulières visant l’export, et non l’autosuffisance des approvisionnements en blé. Le sol par endroits s’est révélé non cultivable, avec une salinisation trop importante. Le tracé initial du canal a buté sur un filon de granit de 9 kilomètres de long, l’empêchant d’atteindre son objectif premier : l’oasis de Baris… Un certain nombre d’obstacles non anticipés ont réduit les ambitions.
La seconde phase du projet qui prévoyait l’accélération des surfaces cultivées, est abandonnée. De nombreux médias annoncent la fin du projet avec fracas, accusant des failles dès la conception, la corruption, les erreurs de réalisation, etc. La page de Toshka, qualifiée de « méga-échec » semble tournée à la fin de la première décennie du vingt-et-unième siècle. Même si certaines entreprises agricoles permises par le canal continuent de fonctionner.
Une première relance est effectuée par le président Sisi en 2014, sans grand effet. Le changement radical de la situation internationale en 2022 incite le gouvernement à l’investir de nouveau. En 2022, Toshka est repris avec moult publicité. 80% des importations de blé en Egypte provenaient de Russie et d’Ukraine avant que ces pays n’entrent en guerre. Les problèmes économiques engendrés par l’effondrement des revenus touristiques du fait de la pandémie de Covid en 2020 et 2021 rendent la nécessité de sécuriser la production alimentaire de base du pays… Le président Sisi veut récupérer des terres octroyées mais non développées depuis le lancement, pour réorienter la production sur le blé et moins dépendre des importations. Il annonce viser 500 000 tonnes de blé produits sur place. L’histoire dira si cette nouvelle impulsion donnée au projet sera la bonne. Il faut dire que le pays est dans l’impasse. La vallée du Nil est saturée, elle ne peut plus héberger et nourrir l’ensemble de la population du pays. L’Egypte n’a pas d’autre solution qu’aller vers le désert et y construire des villes nouvelles, sinon elle est condamnée, aurait déclaré en 2012, celui qui fut le responsable du projet en 1995.
Le pays doit créer 700 000 nouveaux jobs par an (selon le site Internet The National), et nourrir une population qui souffre de l’inflation galopante. Seule la vallée du Nil, soit 5% de la surface du pays est habitée. L’expansion démographique a saturé la vallée du Nil, entraînant des problèmes sociaux, économiques et environnementaux, il faudrait (objectif du gouvernement) passer de 5% à 25%.
Les grands travaux sont-ils une réponse utile aux problèmes démographiques et économiques ou un mirage de plus ? L’avenir le dira. Peu de voix s’élèvent contre le bien-fondé de ce projet démesuré. Après tout, l’Egypte, pays des pharaons, n’a-t-elle pas donné à l’histoire culturelle de l’humanité ses plus belles pages en termes de grands projets ?
Alors que le pays a accueilli la COP 26 sur le changement climatique en 2022, il est tout de même étonnant que le caractère peu durable d’une agriculture irriguée dans une zone désertique où le thermomètre peut atteindre 50 degrés l’été n’ait pas ému outre mesure les commentateurs dans le pays. De façon plus attendue, il agace les pays riverains, et notamment l’Ethiopie*, avec laquelle les frictions avec l’Egypte au sujet de l’eau sont fréquentes. Arguant que le Nil représente la seule ressource en eau de ses 102 millions d’habitants, le pays demande régulièrement à ses voisins de modérer leur ponction d’eau en amont du fleuve. L’Egypte de Moubarak s’est opposée à la construction du barrage de la renaissance éthiopien, au nom de son droit à l’accès à l’eau. Comme le remarque Behailu Assefa, un observateur éthiopien, irriguer par des bras d’irrigation dans un désert où les températures peuvent avoisiner les 50 degrés en été, n’est pas faire montre d’un usage très respectueux de l’eau, une grande partie étant amenée à s’évaporer avant même d’avoir atteint le sol.
*Les deux pays ont failli entrer en conflit militaire à propos de la construction du Grand Barrage de la Renaissance éthiopienne…
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