La steppe est triste hélas… mais faut-il pour autant en incriminer seulement le réchauffement climatique?

par | Nov 23, 2023 | Développement durable, Ecologie, Géographie, Histoire | 0 commentaires



Régulièrement la presse internationale se fait l’écho, dans les rubriques consacrées au changement climatique, de migrations importantes des nomades de Mongolie vers les villes, abandonnant ainsi leurs traditions séculaires, à la suite d’épisodes de sécheresses exceptionnels, qui déciment leur cheptel et les obligent à abandonner l’élevage. Les récits font presque automatiquement le lien avec le réchauffement climatique qui affecte la steppe et la qualité des pâturages.

Les migrations internes en Mongolie peuvent-elles être attribuées directement au changement climatique ? C’est l’objet d’un article récent du Guardian. Ce n’est pas un sujet anodin, et il est intéressant en ce qu’il montre comment la problématique du réchauffement climatique et de ses impacts a partie liée avec l’effondrement de l’union soviétique, la recomposition de l’économie mongole, l’évolution des pratiques d’élevage.

Le changement climatique est le suspect idéal, mais n’est-ce pas l’arbre qui cache la forêt ? A tout mettre le dos sur le changement climatique, et attendre le salut de l’abandon mondial des énergies fossiles, etc. ne se prive-t’on pas de questionnements sur ce qui, localement, a pu jouer directement sur l’amplification du problème, et éluder ce qui pourrait être fait pour en atténuer les effets ?

Pourquoi le réchauffement climatique est-il le suspect idéal ? Selon l’ONU, la température moyenne en Mongolie a augmenté de 2,2 degrés depuis 1940, bien au-dessus de la croissance de la moyenne globale. La fréquence des phénomènes de dzuz, un mot mongol intraduisible qui décrit la succession d’étés secs et d’hivers anormalement froids, s’est accélérée durant la dernière décennie. On trouve sans mal dans les médias internationaux, des mentions de ce phénomène en 2014, 2017, 2019, 2020, 2021, 2022. Le dzuz c’est plus de tempêtes, plus de gel, et moins de pluies en été.

90% des pâturages mongols auraient du mal à se régénérer. Or, la qualité du pâturage, qui couvre les deux tiers du territoire, est d’autant plus importante que 30% de la population vit encore de l’élevage. L’identité mongole en est fortement imprégnée. L’abandon de cette activité, qui est aussi un mode de vie, et le regroupement des anciens nomades aux marges des villes où ils se prolétarisent, devient un problème à la fois économique, social et culturel. Les cités mongoles ne savent plus quoi faire pour intégrer les nouveaux arrivants. Oulan Bator qui comptait 600 000 habitants en 1990, en compte désormais plus de 1,6 millions, soit presque la moitié des habitants du pays, ce qui cause des problèmes d’accueil des nouveaux arrivants et de pollution de plus en plus importants.

On ne peut pas écarter l’influence du réchauffement climatique. La désertification de l’espace mongol est avérée. La steppe recule. La multiplication des épisodes de sécheresse pendant la période de végétation nuit au développement des pâturages, mène à la sous-nutrition du bétail qui n’engraisse pas suffisamment et résiste moins bien, par manque de réserves graisseuses, à la rudesse de l’hiver. Les éleveurs perdent des bêtes, ou sont amenés à sacrifier avant l’hiver les bêtes les plus fragiles. Ce faisant, ils perdent du revenu, et ont eux-mêmes des difficultés à se nourrir ou nourrir leur famille. A cause de la sécheresse, il y a moins de fourrage à proposer pour aider le bétail à passer l’hiver… Ils sont de plus en plus nombreux à emprunter pour acheter du fourrage et tenir pendant la jonction entre l’hiver et le printemps, et ont du mal à rembourser leurs prêts. On est donc dans un cercle vicieux qui se traduit par l’appauvrissement des éleveurs, et la migration de ceux qui ne peuvent plus garder leur troupeau (ou qui en ont perdu une trop grande partie).

Cette « hypothèse climatique » n’est pas nouvelle, elle a longtemps été privilégiée dans les interprétations des historiens pour expliquer l’irrésistible expansion des hordes mongoles de Gengis Khan avant d’être invalidée par des analyses plus approfondies. Ce ne sont pas les sécheresses exceptionnelles, qui affamaient les troupeaux, mais les pluies exceptionnelles, engraissant les pâturages, qui ont permis de fournir aux armées mongoles le carburant végétal suffisant pour annihiler trois empires.

Pour en revenir à la Mongolie contemporaine, s’il paraît évident que le climat joue son rôle, un retour sur l’histoire récente du pays peut également fournir des explications convaincantes sur l’ampleur de la déroute de l’élevage. Durant la plus grande partie du vingtième siècle, la Mongolie a été un satellite de l’union soviétique, vivant d’une économie collectiviste à la sobriété forcée. Les troupeaux et les pâturages appartenaient à la collectivité, et chaque éleveur recevait, en l’échange du soin du troupeau mono-espèce qui lui était imposé par la planification centrale, un revenu modeste mais constant. Les stocks de foin, gérés par des coopératives centralisées étaient répartis en hiver entre tous selon les besoins. Ce qui protégeait les populations humaines et animales. L’économie dirigée entretenait par ailleurs une industrie locale non soumise à la concurrence du marché, créant ainsi un prolétariat urbain.

Lors de l’effondrement de l’union soviétique, le collectivisme passa de mode, et la population dût subvenir à ses besoins. Les industries jadis protégées périclitèrent. Le secteur économique se recomposa, comme ce fut le cas dans de nombreux pays de la zone. Les perdants de l’industrie se reconvertirent dans l’élevage, le cheptel des troupeaux mongol connut une inflation importante dans les vingt années qui suivirent la chute du communisme. Le cheptel national a pratiquement quadruplé depuis les années 1990. Les éleveurs diversifièrent leurs troupeaux. La demande de cachemire augmentant avec la demande de la classe moyenne chinoise, les éleveurs itinérants ajoutèrent les chèvres à leur cheptel. Pour certains, la production de cachemire représente jusqu’à 80% de leur revenu. Or les chèvres font aux prairies ce que firent aux populations antiques les hordes d’Attila : elles annihilent tout sur leur passage, mangeant, pousses, graines, racines, et accélèrent la désertification.

La découverte de gisements miniers sous la steppe contribue également à la dégradation des pâturages. Outre les zones d’extractions, à jamais perdues, les poussières soulevées ou apportées par les activités minières ou les déplacements des camions lourds de minerai compromettent la repousse correcte des pâturages. Il y a donc plus de bétail en Mongolie qu’il y a cinquante ans, mais avec moins de pâturages accessibles, pour des causes humaines ou de changement climatique, et moins de possibilité pour les éleveurs appauvris de pouvoir fournir du foin à leur cheptel lors des hivers les plus rigoureux.

Le changement climatique et bien réel et influe directement sur les conditions de vie des éleveurs, mais il ne saurait être tenu comme seul responsable. La relation de causalité doit être partagée avec les transformations économiques et sociales du post-soviétisme, de la modification des pratiques d’élevage, des conditions d’utilisation des terres. Comme l’explique Benoît Mayer « mettre l’accent sur le concept de « migration climatique » ou environnementale tend à détourner l’attention de possibles responsabilités politiques et d’orientations politiques qui pourraient être prises. » C’est un moyen commode pour les responsables politiques locaux et leurs partenaires internationaux de justifier l’inaction locale.

L’exemple des bouleversements migratoires en Mongolie est un bon rappel de ce que la focalisation sur une seule cause, même évidente, peut avoir de délétère pour la construction de la résilience de sociétés locales. A trop insister sur les causes exogènes, on fait l’économie de la réflexion socio-historique sur les causes endogènes, et on se prive d’un volant d’actions locales, visibles et plus directement applicables.

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *