Comment (se) représenter un monde décarboné ?

par | Nov 15, 2023 | Développement durable, Energie renouvelable, Fiction, Science, Urbanisme | 0 commentaires

Depuis les accords de Paris et la COP21, c’est un fait établi, huit milliards de terriens vont devoir changer leurs modes de vie pour préserver les conditions d’habitabllité de notre planète, menacée par le réchauffement climatique. Diminuer nos émissions de gaz à effet de serre est en théorie possible et les solutions existent. Si des essais d’éco-quartiers ou de ville du quart d’heure commencent à exister, il est difficile d’imaginer leur mise à l’échelle. Comment convertir ces mesures “sur le papier” en expérience désirable dans la vie réelle ? Peut-on se contenter d’injonctions bureaucratiques pour changer le monde?

Il ne se passe pas un jour sans que je ne sois exposée, dans les publications que je reçois, de presse écrite ou en ligne, à un, voire plusieurs articles sur le réchauffement climatique. Le simple fait de regarder la météo sur une chaîne de télévision nationale, où les présentateurs ont désormais le devoir de souligner le lien entre les phénomènes météorologiques et le dérèglement du climat, rappelle quotidiennement l’ampleur des bouleversements à venir.

Nous avons à notre disposition des milliers d’articles sur les effets délétères du réchauffement, sur les adaptations proposées et les débats entre les différentes instances sur les meilleures façons de tenir les objectifs de décarbonation, et sur les points de basculement que nous risquons d’atteindre si nous n’agissons pas rapidement. Mais, il ne me semble pas avoir vu une représentation réaliste, et encore moins désirable, de ce vers quoi nous tendrions si les efforts préconisés portaient leurs fruits. Mis à part les représentations en 3D des utopies saoudiennes comme “The Line” dont j’ai abondamment parlé dans ce blog, avec des vidéos qui se gardent bien d’ailleurs de montrer les champs d’éoliennes et de panneaux solaires nécessaires à l’alimentation des cinq cent kilomètres de l’agglomération… le monde décarboné apparaît comme un monde sans grande consistance, sans réalité tangible.

D’autres récits donnent à voir les résistances aux efforts demandés pour décarboner nos modes de vie, qu’il s’agisse des collectifs de riverains contre les champs d’éoliennes ou de panneaux solaires, de ces propriétaires de résidences à Cape Cod qui refusent de voir traîner sur leurs plages les câbles ramenant l’électricité des futurs champs éoliens off-shore, ou de ces riverains d’un quartier de Saint Nazaire qui voient d’un mauvais oeil la reconversion d’un parking goudronné en lieu d’accueil pour “tiny houses”, des maisons à basse consommation carbone, qu’à la vision de ce qu’est une planète décarbonée. Et pourtant, n’est-il pas indispensable de pouvoir se projeter positivement pour accepter les concessions inévitables sur nos modes de vie? “Quand on ne sait pas vers quel port on se dirige, disait Sénèque, tous les vents sont défavorables“.

A quoi ressemblera un monde décarboné? Personne ne semble en mesure de nous en donner une idée. On dispose de projections démographiques et en objectifs d’émissions carbone pour notre planète en 2050, (on devrait y atteindre zéro émission nette de carbone) mais à quoi ressemblera t’elle? Des campagnes et des bords de mer poldérisés, hérissés de parcs d’éoliennes gigantesques? Des champs de panneaux solaires sous lesquels s’abritent des moutons? Des énormes usines d’extraction du carbone? Des voitures électriques, des avions à hydrogènes, etc.? Tous ces artefacts composent en partie le paysage du futur, mais ne donnent pas la trame socio-économique de ce monde à inventer, la façon dont se tissent ensemble, dans la vie quotidienne des personnes, les nouvelles configurations techniques et politiques. La visualisation d’un monde décarboné est d’autant plus compliquée que des points de vues multiples coexistent sur la planète.

Dans un long article qui vient de paraître pour la revue en ligne « Le Grand Continent », et qui a bien d’autres mérites, Pierre Charbonnier aborde, entre autres thèmes, cette question. Les représentations actuelles nous dépeignent « un monde objectivement souhaitable mais subjectivement non désiré ». Pour le traduire en langage de la rue “elles ne vendent pas du rêve”. Or, s’il nous faut nous départir de l’héritage de ces deux cents ans de révolution industrielle et d’addiction aux énergies fossiles, il faut mettre en regard un modèle, même fantasmé, qui emporte un minimum d’adhésion, proposer des utopies crédibles pour le vingt-deuxième siècle…

A quoi ressemblerait, demande Pierre Charbonnier, le monde vers lequel il faudrait aller ? Comment pourrait-il s’incarner pour contrecarrer l’imaginaire puissant des « libertés fossiles » qui accompagnent l’humanité depuis la révolution industrielle ? Comment montrer que “l’émancipation à l’égard des modes de production et de consommation les plus néfastes pour le climat et à la biodiversité” qui va induire des coûts et des arbitrages douloureux pour certaines classes de population, comporte aussi des promesses ? Aucun exercice de modélisation scientifico-économétrique n’est capable de produire ces promesses, l’exercice est d’ordre culturel.


L’été dernier, j’ai assisté à quelques séances du webinar « heated conversations » organisé par le département humanités de l’université du Witswatersrand à Johannesbourg. L’objet de ce séminaire était de réfléchir sur ce que les arts, et notamment la littérature de fiction, avaient à dire à propos du réchauffement climatique. Les organisatrices Isabel Hoffmeyer et Sarah Nutall étant basées en Afrique du Sud, les travaux étaient centrés sur les discours littéraires du sud sur le réchauffement climatique, partant du constat que le seul registre bureaucratique utilisé dans les médias laissaient de côté les expériences individuelles et incarnées, et reflétaient peu ce qui se vit dans les pays du sud.

Les chercheuses participant au séminaire, intervenant depuis l’Inde, l’Indonésie, l’Afrique du Sud… s’interrogeaient sur les problématiques, le type de langage, de métaphores utilisés pour rendre compte de la façon dont une majorité silencieuse vit les bouleversements climatiques et les menaces que ceux-ci font peser sur son mode de vie. Les rapports du GIEC ne correspondent pas au monde dans lequel vivent la majorité de la population mondiale.

Les grand-messes planétaires comme la COP 28 qui se tiendra à Dubaï le mois prochain n’émeuvent pas les foules au-delà des cercles qui en commentent les résultats en boucle sur les chaînes d’information en continu. Les discours sur la biodiversité n’ont pas d’ancrage dans la vie quotidienne des habitants du sud global, confrontés à d’autres dilemmes. La quantification du réchauffement, les augmentations de précipitations, d’intensité des tempêtes, etc. ne sont pas socialement présentes dans les vies quotidiennes des gens du sud global, elles n’entrent pas dans leur représentation du monde.

Lorsque les pêcheurs de la Langue de Barbarie à Saint Louis du Sénégal voient leurs villages disparaître sous les eaux, leur problème est moins le réchauffement climatique que le changement radical de mode de vie que va occasionner leur déplacement. Où vont-ils habiter, comment vont-ils se nourrir, comment vont-ils vivre? Même question pour les habitants de l’archipel de Tuvalu accueillis comme réfugiés climatiques en Australie. Quelle résonnance avec leur expérience quotidienne, les habitants des pays du Sud peuvent-ils trouver dans les injonctions à la transition énergétique ? Comme le faisait remarquer un observateur africain : comment penser la transition énergétique quand on n’a pas soi-même un accès garanti à l’énergie !

Une chercheuse, évoquant les représentations du changement climatique dans les médias occidentaux les comparait à la remise à jour perpétuelle d’un livre des records du climat. Comment lui donner tort alors que la communication de la convention climat de l’ONU, en préparation de la COP 28, diffuse tous les jours un chiffre préoccupant? Si la science est nécessaire pour objectiver les phénomènes, il y a un abîme entre la science et l’existence, que les humanités doivent aider à penser. Les récits dominants utilisent le registre de la catastrophe soulignait une autre chercheuse, mais si on observe tous les récits littéraires de catastrophe, leur particularité est d’être focalisés sur le présent, comme dans “le jour de la marmotte”, il n’y a pas de lendemain.

Concevoir un monde post-énergies fossiles, ce n’est pas simplement fermer des installations pétrolières, replanter des arbres, implanter des fermes solaires, des champs d’éoliennes, des unités d’extraction de carbone partout où c’est possible. Cela va impliquer de revoir tout le système économique mis en place avec la révolution industrielle, l’importance donnée à la production de masse, la division du travail par zone géographique, et à la circulation mondiale des marchandises. Cela va impliquer des arbitrages pour lesquels il y aura des gagnants et des perdants.

Pour que la balance penche en la faveur des solutions permettant d’atteindre la neutralité carbone; il va falloir imaginer les mondes qui vont naître des nouveaux équilibres qui ne seront ni complètement à base de technologie, ni de l’ordre d’un “retour à la nature” chimérique. Là où les scientifiques sont secs, où les prévisions s’arrêtent, n’est-ce pas aux auteurs de fiction de prendre le relais. Plutôt que de nous laisser nous hypnotiser par les mauvaises nouvelles climatiques comme des lapins dans les phares d’une voiture, n’est-il pas tant de commencer à imaginer le monde d’après?

C’est un véritable défi culturel que de dessiner ces mondes possibles. Aux artistes, aux romanciers, aux scénaristes et réalisateurs de nous aider à les imaginer. A vos claviers!


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