“Une jeune fille brune, avec une queue de cheval, portant T-shirt rayé, jean et baskets, est assise sur un banc, dans une métropole non identifiée. Elle s’ennuie et semble écrasée par le bruit, la poussière, les voitures, la foule. Elle se lève et commence à marcher, balayant de ses chaussures les feuilles mortes. Elle circule entre des files de voitures à l’arrêt, dans une ville que l’on devine congestionnée par les embouteillages. Elle se dirige vers une brèche, une faille spatio-temporelle, de la forme du logo de NeoM. Dans la cité futuriste, elle ne marche plus. Comme les héros des films chinois, elle vole d’un espace à un autre, effleure du doigt la rivière qui serpente au milieu des immeubles, monte vers des terrasses parsemées d’espaces verts luxuriants, de ponts plantés d’arbres, de passerelles en verre, des écoliers paisibles écoutant leur institutrice dans un espace ouvert, dans une cité féérique“.

Ce sont les images du clip annonçant le projet « The Line », l’une des trois unités emblématiques de NeoM, projet phare d’urbanisation de Mohammed Ben Salman, prince régnant d’Arabie Saoudite. Le monarque compte laisser sa marque personnelle dans le royaume, et inventer une nouvelle façon de faire ville, à partir d’une table-rase, en créant dans le désert une ville sans voiture, zéro-gravité, zéro-carbone, à l’intérieur d’une ligne de 170 kilomètres de long, 500 mètres de haut, et 200 mètres de large, abritée par des parois réfléchissantes. Les visuels font penser à un savant mélange entre « Blade Runner », « Le cinquième élément » et l’esthétique des films Marvel. Au cours d’une conférence de presse le monarque a initié une impressionnante campagne de communication via presse et les réseaux sociaux. Les actualités Google sur « The Line » recensent plus de 60 000 entrées concentrées sur les mois de juillet et août 2022. Les vidéos promotionnelles en 3D ont circulé un peu partout, les grands médias occidentaux, les magazines et les sites d’informations en ligne s’en sont emparés et ont relayé les vidéos et les visuels.

En Arabie Saoudite, une exposition sur « The Line » tourne dans les villes principales. Les visiteurs sont appelés à s’immerger virtuellement dans ce projet visionnaire, qui, dit le slogan « révolutionne l’urbanisme ».

Le conflit en Ukraine, et la redécouverte de la dépendance européenne aux hydrocarbures du Golfe a permis au monarque de reprendre des relations plus apaisées avec les démocraties occidentales et, à l’occasion de sa tournée des capitales européennes, de promouvoir ses projets d’urbanisme avides de financement. The Line n’est en effet pas le seul des projets immobiliers du souverain, qui cherche à diversifier les sources de revenu du royaume pour l’ère de l’après-pétrole. Elle est incluse dans NeoM, un ensemble urbain comprenant une station de ski haut de gamme déjà en construction, et The Oxagon, cité portuaire sur le golfe d’Aqaba, dont une partie des immeubles flotteraient sur l’eau.

Les visuels marquants de The Line emportent l’adhésion des enthousiastes et des fans de science-fiction. Le caractère pharaonique de sa conception ne manque pas d’être souligné. Les chiffres alignés donnent le tournis : cinq cents milliards de dollars d’investissements pour bâtir l’équivalent de six-mille Empire Stade Building. « Nous construisons l’équivalent de 120 Burj Khalifa » pour la première phase, s’achevant en 2030, plastronne Gil Pendleton, nommé en février 2022, chef du développement de « The Line » sur le site N Gulf.

La communication fait valoir que grâce au design révolutionnaire de la ligne, seulement 34 kilomètres carrés d’emprise au sol permettront de loger une population équivalente à l’agglomération de Seoul. Celle-ci abrite 9,97 millions d’habitants sur une surface de 605,2 kilomètres carrés. La forme choisie permettrait de minimiser l’empreinte spatiale du projet, seulement 34 km2 pour accommoder jusqu’à 9 millions d’habitants en 2045. La cité sera écologique et fonctionnera à 100% avec des énergies renouvelables nous dit la Saudi Gazette. Il n’y aura ni routes, ni voitures, mais un système de type train à grande vitesse souterrain. La marche à pied sera le moyen privilégié de déplacement, pour maximiser la santé et la qualité de vie des habitants, qui auront tout : travail, commerces, structures de santé, d’enseignement, de loisirs, à disposition à moins de cinq minutes des chez eux. Oubliée la ville du quart d’heure, fantasme de la mairie de Paris ! The Line fait mieux.

Les habitants auront le privilège de vivre dans cette ligne aux parois réfléchissant la lumière du soleil, dans un air pur et une nature luxuriante comme jamais le désert ne l’a été. Dans cette « cité à gravité zéro » les habitants se répartiront sur la hauteur plutôt que sur la dimension horizontale, comme cela a été le cas pour les mégalopoles du vingtième siècle. La “page blanche” du désert permettra d’optimiser tous les paramètres.

La communication joue sur les codes des « reels » des réseaux sociaux et distille à l’envi dans ses commentaires des mots-clés comme : innovation, technologie, zéro carbone, 100 % énergie renouvelable, développement durable, data, intelligence artificielle, interaction fluide, cité cognitive, et promet le meilleur des mondes pour 2030, et pour quelques milliards de dollars.

Cependant, les interrogations ne manquent pas. Les défis techniques sont nombreux et sont soulignés par quelques critiques. Entre ville projetée et ville vécue, il y a toujours un écart. Interviewé sur TV5 Monde, Brent Tederian, ancien urbaniste en chef de la ville de Vancouver, exprime ses doutes. The Line « est plus Blade Runner, qu’une ville durable et verte ». Le dess(e)in écologique de The Line ne le convainc pas. Prétendre construire une ville écologique de neuf millions d’habitants dans un désert, biotope où la rareté et la sobriété sont la clé de la survie, est pour le moins contradictoire.

Dami Lee, architecte coréenne ayant une chaîne Youtube, détaille, dans une vidéo bien argumentée, les nombreuses inconnues et incohérences du projet. Sur la prétention écologique, elle remarque que créer une barrière infranchissable dans le désert aurait un impact non négligeable sur la faune locale que nul n’a songer à évaluer. Alors que dans certains pays on crée des passages pour la faune au-dessus des autoroutes pour minimiser la fragmentation écologique et faciliter la migration des espèces, l’érection d’une barrière de cinq cents mètres de haut sur cent-soixante-dix kilomètres de long a tout d’une aberration. A-t-on seulement songé à la façon dont cela pourrait interrompre les trajets des oiseaux migrateurs ?

Par ailleurs créer des fondations pour deux barres d’immeubles continues de 170 kilomètres de long, se heurtera forcément à des défis techniques importants, le terrain n’étant pas uniforme. La question de la gestion de la température intérieure dans un couloir entouré de parois de verre, dans un désert où la température extérieure peut atteindre les 45 degrés est éludée. La pose et l’entretien des dizaines de milliers d’escalators et d’ascenseurs nécessaires à la ville verticale s’apparentent à un cauchemar quand on sait que le seul Burj Khalifa en abrite 67. La fourniture et le traitement d’eau, denrée rare dans le désert, et la gestion du système de transport ne seront pas des sinécures, sans parler de la création du cours d’eau central, et de la conception et de l’entretien des espaces à la végétation luxuriante figurant dans les visuels, et qui n’existent pas dans la région.

Dans une tribune pour le site en ligne « The New Arab », Mohammed Salami, relève quatre points d’achoppement au projet. Le premier, le nerf de la guerre, c’est le financement du projet qui n’est pas acquis. Le second, au-delà de la construction, qui n’est pas une petite technicalité, la promesse du passage de la « smart city » à la « cité cognitive » repose sur un pari technologique et éthique inédit, celui de la gestion du moindre besoin du citadin par l’intelligence artificielle. Le troisième est un problème de ressources humaines. La construction de The Line repose sur de la main d’œuvre étrangère, qualifiée et non qualifiée, ce qui est un autre défi de taille. Enfin, en arrière-plan, une partition qui n’est pas encore jouée, celle de l’acceptabilité culturelle de cette cité sécularisée, les vidéos ne montrent ni mosquée, ni femmes en abaya, dans une société où les autorités religieuses sont farouchement conservatrices.

Comme le remarque le géographe Ronan Stadnicki dans « The Conversation » l’urbanisme fictionnel est une industrie en soi, très valorisée dans les pays du Golfe. Les projets immobiliers dans la région du Golfe y sont depuis une quarantaine d’années un terrain de rivalité des monarques. L’éclat virtuel des annonces masque les difficultés techniques de la réalisation.

Les expos interactives de The Line à Jeddah et à Dharan sont des vitrines d’une action politique d’autant plus abstraite qu’elle concerne un projet futuriste, irréel, et donc peu sujet à critique. On peut se demander si finalement, le but est vraiment de réaliser ces ensembles urbains titanesques, au financement hasardeux, ou s’il est plutôt de faire parler du monarque en entretenant un fantasme du futur qui fasse oublier les insatisfactions du présent. Comme le fait remarquer Henry Grabar dans son édito pour Slate, NeoM ressemble plus à un ramassis de clichés de publicités immobilières, digne du supplément du Sunday Times, qu’à un vrai projet d’urbanisme.

La conclusion que nous en tirons, à RLDH, c’est qu’il ne suffit pas de faire des beaux rendus en 3D pour être vraiment écologique. Notre préférence va aux petites unités modulaires économes en eau et en énergie, ce que « The Line » ne peut pas prétendre d’être. Tant que NeoM reste une réalité virtuelle, ce n’est pas un souci. Il y sans doute une place pour ce type de projet dans le Metaverse. Sur notre planète surchauffée et où l’activité des industries extractives et le béton coulé pour construire les villes ont plus bouleversé la croûte terrestre que les événements géologiques de son histoire, la réalisation d’un tel ensemble aurait tout d’une catastrophe.

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