Pour les gens de ma génération, le lama, le camélidé domestique le plus courant en Amérique du Sud, est un animal irascible et peu commode, n’hésitant pas à exprimer son mécontentement en crachant à la face de son contradicteur dans un album de Tintin. « Quand lui pas content, lui faire ça ! » commente pour le capitaine Haddock, un jeune garçon impassible, coiffé d’un bonnet andin et d’un poncho en laine de l’animal.
Très populaires en Amérique du Sud où leur domestication date d’au moins cinq millénaires, le lama et l’alpaga, contrairement aux chevaux et aux bovins, sont restés majoritairement sur leur continent d’origine. Pourquoi en est-il ainsi ?
Comme leurs cousins camélidés d’Asie Mineure et d’Afrique, ces animaux sont réputés pour leur sobriété, ils peuvent rester plusieurs jours sans boire, supportent des écarts de température élevés, se contentent de rations spartiates d’herbes rachitiques, et sont à la base de la subsistance de bien des peuples andins. Dans une Europe dont les conditions climatiques s’intensifient, avec plus de sécheresses prévisibles, et de plus grands écarts de températures, ces animaux émettant bien moins de méthane que les bovins et ovins ne constitueraient-ils pas un cheptel idéal ? C’est une idée que certains n’hésitent pas à émette, en cette année internationale des camélidés.
Figurez-vous que l’idée d’importer lamas et alpagas sur d’autres continents ne date pas d’hier. Avant que les humains ne décident de tout régenter sur la planète, les ancêtres des camélidés que nous connaissons aujourd’hui avaient commencer à migrer. Originaires d’Amérique du Nord, certains seraient partis vers l’Asie, lors d’une glaciation, traversant le détroit de Béring et essaimant en Extrême Orient, en Asie centrale devenant les chameaux de Bactriane à deux bosses, puis en Afrique où ils donnèrent naissance à l’espèce des dromadaires. D’autres seraient, à la même époque, descendus vers le sud de ce continent qui se s’appelait pas encore Amérique, passant par l’ancêtre de l’isthme de Panama et prospérant en plusieurs branches (lamas, alpagas, vigognes et guanacos) tout au long de la cordillère des Andes. L’exploration, la conquête, puis la colonisation progressive du continent américain par les européens des quinzième au dix-septième siècle, permirent aux européens, en plus de piller les ressources minérales du continent, d’importer quelques denrées qui firent merveille pour l’agriculture européenne.
Dans un mémoire, publié en 1861 par la Librairie Agricole de la Maison Rustique, Isidore Geoffroy Saint Hilaire, descendant d’Etienne Geoffroy Saint Hilaire, créateur, durant la Convention, du Muséum d’Histoire Naturelle de Paris, s’étonne que les européens n’aient pas eu l’idée d’importer plus de cultures américaines indigènes que le dindon, le cobaye (qu’il orthographie cobaïe) et la pomme de terre, méprisant ces animaux autrement plus intéressants que sont les lamas, alpagas et autres vigognes.
Le grand naturaliste Buffon, n’a t’il pas vanté, au dix-huitième siècle, les qualités de ces animaux ? Un peu plus tard, Bernardin de Saint-Pierre, le Duc D’Orléans, puis Joséphine de Beauharnais, s’enthousiament pour les camélidés d’Amérique du Sud. La femme de Napoléon Bonaparte s’en voit même offrir un troupeau par le roi d’Espagne. Troupeau qui n’arriva jamais, les relations entre la France et l’Espagne s’étant considérablement dégradées entre le projet et l’arrivée des animaux dans le port de Cadix. Pour Buffon l’élevage des lamas pourrait aider à développer les régions de montagne au rude climat, comme les Pyrénées, le Cantal et les Alpes sur les pentes desquelles le bétail ordinaire ne peut survivre que l’été, avant de redescendre passer dans les vallées les rigueurs de l’hiver.
“Lorsque nous avons importé le Ver à soie de la Chine et la Pomme de Terre de l’Amérique méridionale, pouvions nous prévoir quelles ressources le luxe et nos subsistances trouveraient dans leur adoption?” s’interroge Isidore Geoffroy Saint Hilaire dans le mémoire de 1861. Ne serait-il pas opportun de trouver de nouvelles espèces qui pourraient se révéler « éminemment utiles » à l’agriculture française ? Son mémoire passe en revue toutes les espèces exotiques végétales et animales qui pourraient faire l’objet de recherches quant à la possibilité de leur implantation en France pour le profit de tous.
Il classe les ruminants (bien que les camélidés n’en soient pas) en trois catégories : celles dont il ne faut rien faire, celles pour lesquelles on peut envisager des études expérimentales, et celles qui doivent faire l’objet d’essais pratiques ; il range lamas et alpagas dans ceux-là, en soulignant les multiples qualités. “Nous attendons encore la domestication du Lama et de l’Alpaca, à la fois bête de somme, bête laitière, excellents animaux de boucherie et surtout chargés d’une laine que son extrême abondance, sa finesse dans quelques races, rendent également précieuse”.
Il mentionne que le couple de lamas, pensionnaire de la ménagerie du Muséum d’histoire naturelle, se porte à merveille et se reproduit sans paraître gêné des conditions différentes de leur continent d’origine. De même pour les lamas importés par Lord Derby dans la campagne près de Liverpool, et pour le troupeau de Guillaume II de Hollande à La Haye qui comptait en 1841 une trentaine d’individus.
Economiquement, cela aurait du sens de développer l’élevage des camélidés en France ajoute t’il. La quantité de laine d’alpaga importée d’Amérique Latine par les manufactures de Liverpool n’a cessé d’augmenter. Elle a sextuplé dans la première moitié du dix-neuvième siècle. La demande de laine de lama augmente, et le gouvernement du Pérou en a profité pour faire monter les prix et interdit l’exportation de lamas vivants. “Heureusement pour nous, ils sont aussi communs chez ses voisins que chez lui” .
“Devrons-nous continuer à aller chercher à l’étranger, à racheter de seconde main, à des conditions chaque jour plus onéreuses, une laine que nous pourrions faire naître en abondance sur notre sol?” s’interroge-t’il encore. Sauf si le prix de revient s’avère trop onéreux, la possibilité est à considérer. Mais l’auteur n’y croit guère. “Comment les services que peuvent rendre le Lama et l’Alpaca, leur chair, leur lait, leur laine (…) ne compenseraient-ils pas avec avantage les soins et la nourriture nécessaires à des animaux aussi durs et aussi sobres, bravant (…) le froid et l’humidité, sachant trouver encore des aliments suffisant là où le mouton ne saurait subsister, et vivant (…) dans des lieux où l’on ne sait pas comment ils peuvent vivre”… Bref, l’auteur est très enthousiaste, et souligne que les quelques tentatives ratées des décennies précédentes sont dues à des expériences non contrôlées et des déboires administratifs qu’à une incompatibilité des bêtes elles-mêmes avec le climat français.
L’auteur, en bon scientifique, prône une acclimatation surveillée dans des fermes spécifiques dont il veut promouvoir la pratique. Il s’agit de bien étudier, dans des conditions scientifiques la faisabilité et la rentabilité de l’introduction de ces animaux dans le paysage agricole français. Un siècle et demi après la publication de ce mémoire destiné au ministre de l’ agriculture de l’époque, qu’en est-il de l’introduction des camélidés andins en France ?
Le moins que l’on puisse dire, c’est que les lamas et alpagas ne se sont pas substitués au bétail ovin et caprin et que l’on ne voit pas ces sympathiques animaux paître en nombre. La détention, anecdotique, de lamas et alpagas est soumise à déclaration. Environ dix-mille têtes sont déclarées auprès du ministère de l’agriculture pour un usage plutôt récréatif, d’animal domestique ou de troupeau élevé dans le cadre d’un projet agri-touristique. C’est dix fois plus que dans le recensement de 1993, mais de là à évoquer un succès massif… Les atouts de ces espèces sont rappelés mais ne semblent pas suffisants pour susciter des vocations en masse.
J’ai appelé une éleveuse d’alpagas, Clare Faber, proprétaire d’Atlantis Alpacas en Mayenne, où elle est installée depuis quatorze ans pour comprendre ce que pouvait être la réalité d’un élevage de petits camélidés en France. Clare vient d’une famille d’agriculteurs d’origine anglaise installés en Afrique du Sud puis au Kenya (depuis trois générations pour son père) qui a dû rentrer en Europe. La famille de Clare s’est implantée dans la Mayenne. Clare a roulé sa bosse un peu partout, notamment au Chili où elle a été, pour la première fois, en contact avec des alpagas qu’elle a tout de suite appréciés.
Après une première phase professionnelle éloignée de l’agriculture, elle a décidé, avec son mari néerlandais, de s’installer et de créer leur élevage d’alpagas. Le coût de l’hectare de prairie étant prohibitif aux Pays Bas, elle s’est rapprochée de sa mère en rachetant des terres en Mayenne. Clare et son mari élèvent un troupeau de soixante-dix bêtes, essentiellement pour leur laine. Ce sont des animaux rustiques, faciles à élever, bien qu’il faille les surveiller tous les jours. Leur petit gabarit permet de les manipuler facilement, notamment pour les soins et la tonte. Ce sont des animaux paisibles et curieux avec un beau pelage mais qui n’aiment pas trop les familiarités avec les humains.
Par rapport aux possibilités entrevues par Buffon, Isidore Geoffroy Saint Hilaire et les autres enthousiastes de l’introduction des camélidés andins dans l’économie agricole française, l’expérience de Clare prouve que les promesses ne sont pas forcément tenues.
La tonte d’un alpaga adulte fournit un à deux kilos de laine d’excellente qualité. La seconde qualité, plus grossière, peut être aussi utilisée. Le reste, la laine du cou et des pattes n’est pas utilisable. La transformation de la laine si appréciée des alpagas est un casse-tête alors que les usines de transformation des fibres ont massivement migré vers la Chine. Sur la dizaine de filatures restant en France, seules deux ou trois peuvent traiter la laine d’alpaga. Clare a fait une alliance avec une quinzaine d’autres éleveurs pour former un volume suffisant à envoyer aux différentes étapes de transformation après la tonte. Le lavage est effectué en Haute-Loire, le cardage/peignage en Alsace et la mise en pelote à Castres. Et c’est Clare qui se charge de la commercialisation ou de la transformation finale.
La laine de chèvre angora, concurrente directe de l’alpaga, se vend au même prix, pour un animal plus petit et permettant deux tontes par an. La production de lait ou de viande d’alpaga, dans un pays ou la production animale est abondante est d’autant moins intéressante que ces robustes animaux ne sont pas très productifs. On est loin de la poule aux œufs d’or. Clare complète ses revenus en effectuant la tonte d’autres troupeaux, loue ses animaux pour des animations dans des écoles, des fêtes, des EHPAD, et confie qu’elle ne fera pas fortune.
A quoi tient le succès d’un nouveau type d’élevage ? Si les petits camélidés sont un élément essentiel de l’agriculture de montagne de la cordillère des Andes, c’est parce qu’ils s’insèrent parfaitement dans un système socio-économique de petites exploitations qui peuvent en valoriser une grande partie pour des marchés de proximité. Dans d’autres parties du monde, c’est une autre histoire !
Très intéressant ! Le diable est dans le détail…