Qui se souvient de la fin piteuse et détestable du dictateur Khadafi caché dans des gigantesques tuyaux destinés à la construction de l’un des chefs d’œuvre hydrauliques de son régime : la Grande Rivière Artificielle ? Cet ouvrage d’adduction d’eau a été célébré comme une véritable prouesse, rendue possible par la présence d’une importante réserve d’eau fossile sous le Sahara et par l’argent de l’or noir, dont les dividendes n’ont pas tous été enfouis dans des comptes à l’étranger! Muammar Khadafi voulait laisser à son peuple un héritage dont tous pourraient bénéficier : un approvisionnement sûr en eau potable des principales villes du pays, mais aussi un apport vital à une agriculture ne permettant pas la sécurité alimentaire des libyens. L’urbanisation et la sédentarisation des populations dans des grandes villes ont entraîné des vrais défis d’approvisionnement en eau que le colonel Khadafi comptait relever en offrant un ouvrage inédit : la Grande Rivière Artificielle, présentée comme la solution définitive au problème d’eau du pays.
Qu’est-ce que la Grande Rivière Artificielle (GRA)? Dans les années 1960, alors qu’ils recherchent du pétrole dans la région de Koufra, au sud-est de la Lybie, des géologues découvrent à la place de l’or bleu. Une véritable manne aqueuse se trouve à des centaines de mètres de profondeur, au-dessous d’un des endroits les plus arides du Sahara. Aux confins de la Lybie, de l’Egypte, du Soudan et du Tchad, sous une étendue couvrant deux millions de kilomètres carrés, l’aquifère grèseux de Nubie stocke 150 000 km3 d’eau souterraine, soit 500 ans de débit du grand fleuve Nil. Arrivé au pouvoir en 1969 après avoir renversé son prédécesseur, le colonel Khadhafi promet de « rendre le désert aussi vert que le drapeau libyen » et d’assurer ainsi l’autosuffisance alimentaire du pays. Les terres arables ne représentent que 1,2% de la surface du pays, plus des deux-tiers de la nourriture consommée dans le pays sont importés et la production agricole dépend fortement de l’irrigation.
Le raïs encourage le forage de puits et la culture irriguée dans le désert, près de Koufra, mais les rendements restent médiocres, et dispendieux en eau, qui s’évapore rapidement à la sortie des systèmes d’irrigation. A la fin des années 1970, comprenant que le potentiel agricole de la région resterait limité, il opte pour le projet de Grande Rivière Artificielle, puisant dans l’aquifère gréseux de Nubie pour apporter l’eau du désert vers la bande littorale, où vit la majorité des Libyens. Ce faisant, il pense pouvoir renforcer les zones agricoles locales.
En 1984 Muammar Khadafi inaugure le chantier de la GRA sa « huitième merveille du monde ». Il y aurait englouti entre la moitié et trois quarts du budget de l’Etat libyen sur la durée du projet. L’ ouvrage est dessiné par un bureau d’études américain, réalisé – embargo oblige – par une société coréenne, avec la production locale, à Brega, des éléments de canalisations en béton précontraint. La Grande Rivière Artificielle, prévoit la construction de 4000 km de canalisations d’un diamètre de 4 mètres, en 5 phases successives, devant s’étaler sur vingt-cinq ans. Le coût budgété de l’ouvrage est de vingt milliards de dollars qui seront largement dépassés (presque le double aura été englouti dans les trois décennies suivantes). Le coût reste cependant plus économique que le recours massif à la désalinisation, notamment pour les usages agricoles. Khadafi vise à réduire la dépendance alimentaire vis à vis de l’extérieur et veut prioriser le déploiement de l’agriculture dans la répartition de l’eau.
Les villes de Benghazi et Syrte sont reliées en 1992, Tripoli est atteinte en 1996. Le reste des villes côtières est enfin desservi par la GRA en 2012, après la chute et le décès du raïs. 1300 puits ont été creusés pour aller chercher l’eau à des profondeurs variant entre 450 et 650 mètres. Des réservoirs sont créés au long de l’ouvrage qui peut convoyer 6,5 millions de M3 d’eau par jour vers la région littorale.
La Grande Rivière Artificielle a contribué significativement à la sécurisation de l’approvisionnement en eau potable de la population libyenne, mais est-elle pour autant une solution pérenne ? Alors qu’une grande partie de la population est raccordée, les limites de cette GRA apparaissent. Le plan initial d’allocation des ressources en eau de la GRA qui prévoyait 80% aux usages agricoles et à leur développement et 20% des usages domestiques n’est pas tenu. La part agricole n’a jamais dépassé 50%. La demande de la population des agglomérations du littoral s’amplifie avec l’urbanisation, l’épuisement et la salinisation des nappes phréatiques locales et dépend de plus en plus de la GRA.
L’instabilité politique qui caractérise le pays depuis le début de la décennie 2010, fait de l’ouvrage et ses réservoirs des cibles de choix. Les risques de sabotage sont nombreux. Des incidents sont relatés régulièrement. Le déni d’accès à l’eau est un argument stratégique dans les conflits qui opposent les différents partis. Les coupures d’électricité fréquentes sapent la capacité des puits à fonctionner correctement.
Le manque d’entretien d’une infrastructure dont les fondations ont été posées il y a trente ans est aussi un problème, avec des connections illégales, des vols de matériel et des réparations non effectuées qui peuvent occasionner des catastrophes, comme en 2023 où l’explosion d’une canalisation fragilisée a causé l’inondation de la ville d’Ajdabiya.
La Libye est classée par le World Resource Institute dans les quinze pays particulièrement impactés par le manque d’eau à l’horizon 2040. L’absence de pluie et le réchauffement climatique y sont pour beaucoup, mais le manque de mise en place d’une politique de gestion rationnelle de la ressource en est aussi responsable. La GRA amène aux libyens une eau provenant d’une ressource importante mais non renouvelable. Personne ne sait quel volume d’eau a déjà été extrait. Par ailleurs, le coût d’exploitation va augmenter avec la nécessité de forer plus profond. Le stock évaporé ne se reformera pas. Et le problème restera entier dans un pays où il ne pleut que très épisodiquement. L’eau provenant de la GRA a été dilapidée généreusement, sans qu’il n’y ait de planification urbaine, de mise en place de systèmes de gestion et de rationalisation permettant de tirer un maximum de profit d’une ressource qui se fera de plus en plus rare et compromet l’habitabilité d’une région que le réchauffement climatique n’épargne pas. L’exploitation sans retenue des aquifères n’est qu’une solution court-termiste et ne peut s’effectuer sans une stratégie de gestion durable de la ressource.
Trente ans après le début de la construction, la Grande Rivière Artificielle reste un projet hors du commun qui a garanti l’accès à l’eau de la population libyenne de la région littorale. Un accès de plus en plus grignoté. Le défi désormais pour les autorités est de mettre en place un système de gestion qui mette l’accent sur des usages économes et le recyclage des eaux usées. La Libye, qui possède la première réserve de pétrole sur le continent africain, et la cinquième réserve d’hydrocarbures, pourrait utiliser à bon escient les dividendes qu’elle en tire pour sécuriser l’accès à l’eau de sa population. Mais comme le souligne l’article du Middle East Monitor, en aura-t-elle la volonté politique et la détermination ?
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