Le lac Crawford est-il le meilleur étalon de référence pour l’Anthropocène?

par | Sep 26, 2023 | Ecologie, Géographie, Science | 0 commentaires

Il est des batailles féroces qui se déroulent à bas bruit dans le monde scientifique. C’est peut-être un détail pour vous, mais la semaine dernière, Erle C Ellis, un éminent géographe participant au groupe de travail sur l’Anthropocène de la commission de la société internationale de stratigraphie, a démissionné avec fracas de ladite commission, s’opposant à la conclusion des travaux menés pendant trois ans par celle-ci, qui adoube le lac de Crawford comme « clou d’or » (golden spike) de la datation de l’Anthropocène. Appartenant aux adeptes de première heure de la promotion de cette notion depuis le début des années 2000, Erle C. Ellis conteste les raisons de ce choix dans un éditorial écrit pour le New Scientist, excellente revue britannique de vulgarisation scientifique.

L’Anthropocène? Vous connaissez sûrement, c’est ce terme utilisé pour la première fois par Paul Crutzen et Eugene Stormer en 2000, qui caractérise la période actuelle. Période où les activités humaines, ont commencé à transformer véritablement la planète plus que les évènements géologiques ou physiques. La physionomie de notre planète change depuis la nuit des temps, mais jamais comme sous l’impulsion des humains durant les derniers siècles.

Imaginez que notre terre soit débarrassée de l’humanité et que des extra-terrestres du futur aient recours à la stratigraphie* pour reconstituer l’histoire géologique de la planète bleue. Ils y trouveraient un certain nombre d’indices qui signeraient à coup sûr les traces de l’existence de notre civilisation. Parmi ceux-ci, la hausse de concentration en CO2 dans l’atmosphère depuis 1850, comme en témoignent les glaciers de l’Antarctique, les modifications des anneaux des arbres pluri centenaires dans les forêts, etc.. Les reliquats des expériences atomiques, à partir des années 1950, ont dispersé des isotopes de carbone 14 et de plutonium 239 un peu partout sur la planète.

Des éléments comme le béton, l’aluminium ou le plastique n’ont fait leur apparition que très récemment dans l’histoire humaine, et laissent également des traces importantes. Le béton, est devenu durant le dernier siècle le premier matériau de construction sur la planète, et l’on estime qu’on en aurait déversé 50 milliards de tonnes, dont la moitié dans les vingt dernières années (soit une quantité suffisante pour en répandre 1 kg par m2 de la surface du globe).  Nous avons transformé une surface représentant la moitié des terres immergées pour nos besoins en termes d’habitation, d’agriculture, d’industrie, d’installations énergétiques… Le niveau des mers est au plus haut depuis 115 000 ans, et la température globale se réchauffe à une vitesse inédite.

Début 2022 un groupe de travail a été chargé d’examiner les sites candidats à servir d’étalon du début de cette nouvelle ère géologique, et devenir GBSSP “Global Boundary Stratotype Section and Point”. : point zéro de l’Anthropocène. Toutes les périodes remarquables de la vie terrestre ont leur GBSSP. Ainsi, c’est un site en Tunisie, non loin de la ville d’El Kelf, qui sert de référence pour la fin du crétacé. Dans son sol apparaissent de façon très claire les traces de la percussion de l’astéroïde qui a bouleversé significativement le climat terrestre, et précipité l’extinction massive d’un monde que nous ne connaissons plus que par des traces géologiques ou paléontologiques.

Le groupe de travail a rendu son verdict au congrès international de stratigraphie qui se tenait à Lille en juillet 2023 après des débats prolongés. Cette proposition doit être entérinée par un vote de la commission internationale de stratigraphie. Parmi les douze sites examinés, c’est le lac de Crawford, dans la province de l’Ontario au Canada qui l’a emporté. L’objectif du groupe de travail était de choisir un lieu et une origine dans le temps. Ils devaient déterminer pour cela quel serait le marqueur sans équivoque de cette influence de l’activité humaine : les traces de plutonium liées aux tests d’armement nucléaire? L’utilisation massive des énergies fossiles? s’accorder sur le marqueur témoin du point zéro et un tas d’autres interrogations de la même veine.

La science avance par controverses, et cette discussion n’y fait pas exception. Le lac de Crawford a été choisi parce qu’il recèle dans ses sédiments les premières traces de l’utilisation des armes nucléaires, et que sa situation dans une zone préservée signifie qu’il restera accessible aux scientifiques sans qu’il y ait de modification majeure. Le choix de ce lac, implique la datation du début de l’Anthropocène à 1950, date des apparition des premiers isotopes de plutonium dans ses sédiments. ce faisant, il écarte la proposition qui était communément admise, mais pas géologiquement fixée, de 1850 et de la révolution industrielle comme début de l’accélération de la consommation des énergies fossiles, et de la concentration de CO2 dans l’atmosphère.

La démission d’Erle C Elis, après deux autres membres, signe son désaccord avec la désignation du lac de Crawford, et du milieu du vingtième siècle comme moment de rupture. Dans son édito, le scientifique souligne que les activités humaines ont commencé à modifier la physionomie du globe bien avant l’utilisation des énergies fossiles, qui elle-même précède d’au moins un siècle l’avènement du nucléaire. La disparition des forêts primaires n’est pas attribuable à l’industrialisation. Les besoins de combustibles, de pâturages et de terres arables ont commencé il y a des millénaires à façonner la terre telle que nous la connaissons. Ce qui change, c’est l’échelle des modifications et l’accélération rendue possible par l’utilisation des énergies issues du charbon puis du pétrole. Quel message veut-on véhiculer? s’interroge-t’il encore. Choisir 1950 et le lac Crawford c’est effectivement souligner la rapidité des modifications du climat et l’urgence qu’il y a à agir pour inverser la tendance du réchauffement climatique d’origine anthropique, mais n’y-a-t’il pas un côté artificiel qui pourrait se révéler contre-productif, tant les raisons de refuser une définitions aussi étroite abondent?

Si la notion d’Anthropocène, comme le soulignent L. Testot et N. Wallenhorst dans une tribune dans Le Monde, est intéressante parce qu’elle permet de lier données bio-géo-physiques et évolution historique et économique, et de les tenir ensemble dans une évolution devenue problématique pour interpeller les politiques, et faire avancer les débats. Son acceptation permet de poser les bases des discussions sur les moyens à mettre en face d’une réalité terrestre profondément impactée par les activités humaines. Sans point de référence, il n’y a pas de mesure possible de l’évolution -positive ou négative-.

La controverse sur le lac de Crawford nous rappelle qu’il n’y a pas de vérité scientifique absolue, non teintée par des enjeux sociaux. La science n’est pas une entité abstraite qui existe à l’extérieur du monde et pour elle-même. Elle comporte toujours une part de négociation, ne serait-ce que parce qu’on ne peut jamais s’extraire entièrement des contextes, et de la disponibilité des preuves. Fixer une date et un lieu de référence comporte forcément une part d’arbitraire.

Définir une date d’entrée dans l’ Anthropocène, c’est acter qu’on est dans la rupture, et non dans la continuité avec la période précédente, que l’on est en train d’écrire, une autre page de l’histoire du monde, distincte de la précédente. Alors qu’on peut raisonnablement s’accorder sur le fait que l’humanité a eu une influence sur le climat de la planète, fixer par convention un point de référence une fois pour toutes comporte un intérêt scientifique et politique. Mesurer sans point de référence n’a pas de sens. Mais les messages que l’on transmet ne sont pas les mêmes en fonction de l’étalon choisi.

*la stratigraphie est la branche de la géologie qui s’occupe d’étudier et de décrire les différentes couches composant la croûte terrestre pour en déduire l’histoire de celle-ci

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