La justice climatique, un bon allié pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre ?

par | Juin 6, 2024 | Développement durable, Ecologie, Science | 0 commentaires

Avez-vous déjà entendu parler d’Urgenda, des aînées suisses ou de « l’affaire du siècle » ? Ces affaires ont inauguré la justice climatique en Europe. Après la signature des accords de Paris en 2015, des particuliers, des groupes de citoyens de tous âges, des ONG, veulent porter sur le terrain du droit la lutte contre le réchauffement climatique. Ces différents collectifs décident de plaider leur cause devant les tribunaux et contraindre par des décisions de justice l’accélération de mesures en faveur du climat qu’ils jugent trop timorées. A leurs yeux, les gouvernements de leurs pays n’en font pas assez pour assurer la baisse drastique des émissions de gaz à effet de serre compatible avec l’objectif du réchauffement de +1,5° par rapport à 1990.


Une série documentaire diffusée en ce moment sur Arte retrace l’histoire de trois des mouvements représentatifs des actions en justice intentées un peu partout dans le monde depuis 2015. Le nombre de procès a beaucoup augmenté ces dix dernières années. Les accords de Paris donnent une base sur laquelle les plaignants peuvent s’appuyer pour obtenir gain de cause. Inspirée par l’affaire Urgenda (pour Urgence Agenda) aux Pays Bas, l’association des aînées pour le climat est née en Suisse, sous les bons offices de septuagénaires offusquées de voir qu’en termes d’objectifs de lutte contre le réchauffement climatique la confédération prône beaucoup, mais fait trop peu. Leur première demande ayant été déboutée par les juges suisses, les aînées pour le climat ont porté leur cas devant la cour européenne des droits de l’homme (CEDH).


Au Portugal, l’affaire Duarte-Agostinho, rassemble six adolescents ou jeunes adultes, victimes des incendies exceptionnels ayant ravagé le centre du pays, qui ont décidé de se mobiliser pour porter leur cause devant la CDEH, choisissant de ne pas passer par les tribunaux portugais. L’affaire du siècle s’est plaidée auprès de la justice administrative française. Une coalition d’ONG comme Greenpeace, Oxfam et notre affaire à tous s’est formée pour faire condamner l’inaction climatique de l’Etat français, et le retard pris dans les engagements du premier budget carbone.

La série documentaire met en parallèle les trois causes et la façon dont les protagonistes se sont préparés à défendre leur point de vue devant des juges pour lesquels le sujet était inédit. Quelles demandes ont-été jugées recevables ? Quelle stratégie les avocats ont-ils mis en œuvre ? Pourquoi ? Quelles ont été les conséquences ? Ce sont quelques unes des questions auxquelles s’attachent les réalisateurs. On assiste à la fabrique d’un procès, du côté des plaignants. Les affaires se jouent autant dans les rencontres avec les avocats que dans certaines prises de paroles publiques. Des actions d’éclat sont organisées pour sensibiliser le public : recueil de 2,3 millions de signatures pour la pétition de l’affaire du siècle, pose d’un sparadrap géant pour matérialiser la séparation irrémédiable de deux glaciers suisses menacés par le réchauffement climatique par des centaines d’aînées pour le climat, manifestations dans des grandes villes… En parallèle, vient la constitution du cas, la préparation des audiences et des témoignages. Le documentaire permet de montrer comment se fait le droit, à mesure que des questions lui sont apportés par des citoyens ou des représentants des citoyens. Il montre la complexité à faire établir, en droit, la légitimité d’une cause. Toute injustice climatique ne peut pas faire l’objet d’une déclaration ou d’une décision de justice. Il faut que l’on puisse la transformer en objet de droit, que cela corresponde à un préjudice existant et sanctionnable.


Les protagonistes du documentaire ont choisi d’attaquer leur Etat sur la base de leur droit à vivre dans un environnement propre et sain, et à se voir garantir par leur gouvernement que celui-ci met en œuvre tous les moyens pour maintenir ses objectifs de réduction d’émission de gaz à effet de serre. En avril 2024, la CEDH, dans une décision très médiatisée, rend ses conclusions en convoquant en même temps les aînées suisses et les adolescents portugais. Si la cause des aînées pour le climat a été entendue par la CEDH, celle des adolescents et jeunes adultes portugais est retoquée, la CJUE laisse à la justice portugaise le soin de se prononcer en première instance. La cour reconnaît en revanche, dans le cas des aînées contre le réchauffement climatique que l’Etat suisse, signataire de la convention européenne des droits de l’homme, doit, au titre de l’article 8 de ladite convention, protéger ses citoyens « contre les effets néfastes du réchauffement climatique sur leurs conditions de vie et leur santé ».


L’affaire du siècle a été plaidée devant la justice administrative française. Celle-ci, dans un premier temps, a reconnu en février 2021 la carence fautive de l’Etat dans sa lutte pour le réchauffement climatique, les mesures engagées n’orientant pas vers une baisse suffisante des émissions de gaz à effet de serre pour la période 2015-2018. La condamnation pour un euro symbolique consacre le droit de poursuivre pour inaction climatique, et impose au gouvernement un délai jusqu’au 31 décembre 2022 pour se mettre en conformité avec ses engagements et réparer le préjudice écologique. En juin 2023, l’affaire du siècle assigne à nouveau l’Etat, demandant à ce que ce dernier soit astreint au versement d’un milliard d’Euros pour dépassement d’un semestre dans la compensation des excédents du premier budget carbone. Le tribunal administratif de Paris ne suit pas les conclusions de la mise en cause, estimant la « réparation du préjudice écologique (…) tardive mais complète ».

Ces actions en justice sont un bref échantillon de celles qui éclosent un peu partout dans le monde. Des procès sont aussi intentés par les ONG contre les « grands pollueurs » et notamment contre certains projets d’extraction d’énergie fossile, avec des fortunes diverses selon les juridictions. La compagnie Shell a été condamnée aux Pays Bas à réduire ses émissions de CO2 de 45% en 2030 par rapport à 2019. Les actions devant la justice argentine pour faire condamner General Electrics n’ont pas abouti pour l’instant. Mais les cas se multiplient. Doit-on y voir l’amorce d’une révolution?

Selon Inger Andersen, directrice du PNUE : « les contentieux climatiques sont en train de devenir « un levier essentiel pour garantir l’action climatique et promouvoir la justice climatique ». Le rapport publié le 27 juillet 2023 constate la montée en puissance des actions en justice liées à la crise climatique, passant de 884 en 2017 à 2180 en 2022. La grande majorité des cas (70%) est aux Etats-Unis, mais les cas dans les autres parties du monde augmentent. Loin derrière les USA, il y a l’Australie (127) et le Royaume Uni (79). Il y avait 62 procédures au sein de l’UE dont 38 en Allemagne et 22 en France, montrant bien l’intérêt croissant de ce mode d’action.


Les procès consacrent les notions de préjudice écologique et d’inaction climatique dans les prétoires. La constitution d’une plainte rend visibles les injustices climatiques ou les manquements des différents acteurs, elle les fait exister et rend possible par-là même, la poursuite d’autres causes devant les tribunaux. Elle permet aux avocats de mieux cibler leur argumentaire, aux juges d’affiner leur sensibilité, dans la limite du droit, aux législateurs d’anticiper les changements à introduire dans les lois pour parfaire la protection des citoyens. Ainsi, le conseil des droits humains de l’ONU reconnait un droit à un environnement propre, sain et durable dans une résolution adoptée en octobre 2021, l’assemblée générale des nation unies adopte une résolution similaire en juillet 2022. Bien que non contraignantes légalement, ces résolutions solidifient la revendication du droit à un environnement sain.

L’arsenal de la lutte contre le réchauffement climatique ne se fournit plus seulement dans des mobilisations politiques ou diplomatique comme lors des COP, mais aussi à travers des procédures judiciaires. A tel point que de nouveaux moyens sont affectés au sein de la justice pour faire face à ces nouvelles demandes, ainsi, une nouvelle chambre a été crée au tribunal administratif de Paris pour traiter les contentieux environnementaux.

Ils sont aussi l’occasion de tester de nouveaux types de plaignants. Plusieurs plaintes ont été déposées au nom de personnes mineures dans un certain nombre de pays à travers le monde, le plus récemment médiatisé étant celui des bébés coréens. Certains juristes rêvent d’introduire le droit des générations futures. On peut d’ores et déjà s’attendre à ce que des entités non humaines auxquelles une personnalité juridique a été conférée, comme certains fleuves ou rivières, ou des écosystèmes comme l’Amazonie ou la biomasse, soient aussi représentés devant les tribunaux pour les préjudices subis du fait de réchauffement climatique.


La judiciarisation du réchauffement climatique contribue à la diffusion de la cause du dérèglement climatique. Elle l’ancre sur un terrain qui n’est plus celui de la science ou de l’écologie, mais de plein pied dans la vie politique et sociale des pays signataires des différentes chartes. On peut reprocher au droit sa lenteur, qui paraît incompatible avec l’urgence du réchauffement, mais de même que Rome ne s’est pas faite en un jour, les grandes transformations ne demandent-elles pas, avant tout, du temps?

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