La force de l’eau…

par | Déc 6, 2022 | Développement durable, Ecologie, Espace, Histoire, Urbanisme | 0 commentaires

“La force de l’eau vient de la source” dit un proverbe persan. Il faut dire que les perses ont, comme d’autres sociétés de l’antiquité, développé d’ingénieux systèmes hydrauliques. Pour sédentariser des populations dans les régions arides voire désertiques de l’Asie centrale, il fallait pouvoir apprivoiser cet élément, dès la source et le stocker, le canaliser, le répartir dans les installations humaines.

On sait que les villes romaines étaient des merveilles d’urbanisme, que leurs systèmes de lavoirs, de thermes et de latrines ont été à bien des égards plus élaborés que ceux qui ont succédé dans les cités européennes. On se souvient moins qu’avant les romains, les persans ont déployé leur civilisation sur des plateaux désertiques grâce aux systèmes ingénieux des qanats, tunnels souterrains aérés régulièrement par des puits qui distribuaient l’eau en aval, aux villages et aux agriculteurs permettant l’établissement de population près des points de distribution. Ces qanats dont on retrouve des vestiges datant d’un millénaire avant JC auraient inspiré les systèmes de foggaras existant dans les pays du Mahgreb et dans l’Espagne islamique. Ce sont ces réseaux d’adductions d’eau qui présidaient au développement des villes, et non les plans d’urbanisation qui contraignaient les réseaux, puisqu’il fallait respecter les pentes, et le sens de circulation des flux.

Ces systèmes ont perduré pendant trois millénaires, jusqu’à ce que la modernisation, dans la première moitié du vingtième siècle, ne rattrape les cités iraniennes avec le premier souverain de la dynastie des Pahlavi, et ne viennent, sous la houlette d’ingénieurs occidentaux, contraindre à l’abandon de ces réseaux. A Téhéran, où, pendant des siècles convergeaient généreusement les eaux venant des différents massifs montagneux alentour, les eaux du réseau de qanat, devenues inutiles, furent déversées dans le désert.

Pourtant, à la faveur des changements de pluviométrie, l’aridité gagnant de nouveau les plateaux iraniens, certaines villes ont commencé à reconnecter ou à réhabiliter leurs réseaux -certaines ne les avaient pas déconnectés entièrement – pour pouvoir bénéficier des apports supplémentaires, certaines nappes ayant été épuisées. Elles offrent un répit bienvenu à des agglomérations ayant connu des croissances démographiques importantes et qui redécouvrent la sagesse des anciens.

Une histoire similaire est rapportée en Espagne, où l’on exhume les acequieras, petits canaux sur les flancs de colline permettant de capter les eaux de pluie et de la fonte des neiges, et de les faire circuler pour qu’elles infiltrent en douceur les nappes phréatiques, qu’elles maintiennent une certaine humidité des terres, et rendent possibles cultures et pâturage, tout en limitant l’évaporation. Ces ouvrages sont hérités de la période islamique, où ce genre de technique utilisant les pentes naturelles, était courante pour arroser les jardins et maintenir de l’humidité dans les sols. Les magnifiques jardins du Generalife, à Grenade, irrigués de la sorte depuis leur création, en sont un vestige éclatant.

L’adduction d’eau moderne, pariant sur des vitesses de recharge des barrages et des aquifères rendues improbables par le réchauffement climatique, atteint aujourd’hui ses limites avec un niveau insuffisant des nappes phréatiques pour fournir les agriculteurs, les industriels et les villes. On redécouvre les possibilités offertes par des installations qui peuvent être remises en état assez facilement.

Sous la houlette d’un archéologue de l’université de Grenade, un groupe de volontaires a récemment réhabilité une partie des acequeiras d’une colline d’Estremadure. La campagne espagnole depuis le Moyen-Âge était parcourue de milliers de ces petits canaux rustiques qui contribuaient à la bonne recharge des aquifères. Les acequeiras étaient entretenus par les paysans riverains, les bergers y faisant paître leurs bêtes l’été. Il suffisait de déblayer les ronces et les mauvaises herbes, d’enlever quelques pierres ayant roulé et bloquant la circulation de l’eau. La plupart ont été abandonnés dans les années 1960 avec la modernisation et l’adduction à des moyens modernes. Les barrages semblaient pouvoir répondre aux besoins croissants de la population, et des activités agricoles et industrielles. Les bergers ont abandonné les terres qui se sont asséchées et les communautés paysannes ont cessé d’entretenir les canaux.

Il a fallu des années de sécheresses successives et des terres écorchées pour que des archéologues exhument les pratiques anciennes et se lancent dans le pari de réhabiliter, avec l’aide de bénévoles, certains de ces réseaux. Les premières expériences ont été faites en Andalousie. Et ô surprise, leurs efforts ont porté leurs fruits, rendant même un débit minimum à des rivières ayant disparu en été. L’infiltration douce de l’eau via ces réseaux a suffi à recharger pendant l’hiver, les réserves de certaines rivières.

A maints égards, la vie des humains a été transformée à l’époque moderne par des innovations techniques qui leur ont rendu la vie moins pénible et dangereuse que pendant une grande partie de l’histoire. Cependant, notre monde a atteint ses limites en de nombreux domaines et nous force à inventer une façon d’habiter la terre qui n’empire pas les choses, sinon nous aide à les réparer. Certaines zones sont en voie de désertification, les rapports du GIEC en attestent. C’est le cas de nombreuses régions sur le pourtour de la Méditerranée. D’autres ont poussé la logique de l’agriculture industrielle à des paroxysmes qui deviennent insoutenables : appauvrissement des sols, vulnérabilité aux aléas climatiques, etc.

Il nous faut revoir notre copie, modifier nos habitudes, globalement et localement. La gestion de la ressource en eau est cruciale et à l’origine de tensions multiples, on en a parlé dans ce blog.

Les exemples iraniens et espagnols montrent que les systèmes anciens fonctionnent et peuvent encore rendre service. Ils posent aussi la question des prémices sur lesquels faire reposer la distribution de l’eau, sa répartition, son « juste prix ». Les systèmes anciens, persan ou arabe, reposaient sur une répartition de l’eau disponible, souvent comptée en unités de temps, plutôt qu’en volume. L’eau était considérée comme une ressource limitée et la répartition prenait en compte ce facteur.

La modernisation, la réalisation de barrages de captation, de systèmes de pompage ont fait croire à une ressource inépuisable. Elles ont encouragé des productions agricoles gourmandes en eau, et des consommations industrielles et individuelles déraisonnables dans les pays développés. N’est-il pas temps de réfléchir à de meilleures pratiques ?

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